Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 22.djvu/666

Cette page a été validée par deux contributeurs.
662
REVUE DES DEUX MONDES.

jours, où l’on n’est plus classé par le rang, il faut porter un nom connu, ou avoir fait un livre, ou avoir un talent ; il faut la mode ou une célébrité, une notoriété, et, comme on dit, une distinction quelconque. C’est là l’ombre dont on ne saurait se passer, pour laquelle le diable nous tente parfois de vendre notre ame, et sans laquelle on ne réussit à rien. L’auteur de Pierre Schlemihl a raison de conclure que, lorsqu’on n’a pas d’ombre, il ne faut pas aller au soleil.

Pierre Schlemihl devint promptement populaire. Chamisso jouissait naïvement de son succès ; il aimait à voir les enfans courir après une ombre ; il n’était pas insensible au plaisir de retrouver son héros à Copenhague, à Pétersbourg et jusqu’au cap de Bonne-Espérance, d’apprendre qu’on avait fait en un an trois éditions de Pierre Schlemihl à Londres et une à Boston, qu’on l’avait cité en plein parlement. Hoffmann introduisit l’homme sans ombre dans une de ses fantastiques nouvelles. Une traduction française, à laquelle Chamisso avait mis la main, parut en 1821, mais après avoir subi, de la part de l’éditeur, des mutilations et des changemens qui la rendaient presque méconnaissable aux regards paternels[1].

Revenons à la vie de Chamisso. Il passa la fin de 1813 et le commencement de 1814 occupé d’histoire naturelle, suivant des cours de minéralogie, aidant à classer les crustacés du muséum zoologique de Berlin, et s’exerçant à écrire et à parler le latin pour se préparer à passer sa thèse de docteur. Il voulut prendre part au voyage que le prince de Neuwied devait faire dans le Brésil, et qu’il a depuis exécuté ; mais ce projet manqua comme tant d’autres. À chaque entreprise avortée, Chamisso retombait dans une tristesse plus sombre, n’ayant pour se consoler que l’accroissement rapide de son herbier et le succès non moins rapide de Pierre Schemihl. Il arrivait au moment où l’on commence à sentir le poids des années, et où l’on se prend à dire comme lui : « Insensiblement nous vieillissons, et le plus fort est fait. »

Enfin cette carrière scientifique tant désirée allait s’ouvrir devant ses pas. Un jour, chez Hitzig, il lut par hasard dans un journal l’annonce d’un voyage de découvertes vers le pôle nord qui devait être entrepris sous les auspices du gouvernement russe. Chamisso s’écria en frappant du pied : « Je voudrais être avec ces Russes au pôle nord. Parles-tu sérieusement ? lui dit Hitzig. — Oui, sérieu-

  1. Une seconde édition, imprimée en 1838, se trouve chez Bossange.