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Français. On doit se rappeler qu’il avait quitté la France à neuf ans, que la reconnaissance et l’honneur l’attachaient au pays qui lui avait donné du pain et une épée[1]. Mais quelque jugement que l’on porte sur le parti qu’avait pris Chamisso, ou plutôt que la destinée avait pris pour lui, on doit rendre justice à la noble douleur dont il fit preuve lors de la reddition trop prompte d’une place (Hameln), qu’il eût voulu défendre. Dans une longue lettre, il raconte et déplore une faiblesse contre laquelle il proteste énergiquement ; il voit, dans cette honte qu’il subit avec rage et désespoir, une punition du rôle qu’il avait accepté, après bien des combats, avec répugnance et avec un sombre pressentiment.

Chamisso obtint un passeport pour la France, où était sa famille ; mais, avant de partir, il écrivait à Hitzig : « Je suis Allemand dans le cœur et pour la vie. » Et il disait vrai. Jamais il ne fut indifférent au sort de la France ; mais par sa nature intime il appartenait à l’Allemagne. Sa candeur, sa naïveté, la gaucherie de ses manières, sa disposition à la fois studieuse et rêveuse, le goût des voyages ou d’une vie paisible dans un petit cercle d’amis, l’originalité de ses idées toujours un peu enveloppées d’une expression forte, mais pénible, tout en lui, jusqu’à l’aspect de sa personne, était allemand plus que français. Devait-il cette empreinte germanique à l’origine lorraine de sa famille ? Je ne sais ; mais vraiment il semblait prédestiné au rôle qu’il a rempli. Le hasard l’a rendu plutôt que donné à l’Allemagne. Cette fois, la nature avait préparé l’ouvrage du sort.

Arraché à sa patrie de choix, et ne pouvant jeter racine dans l’autre, Chamisso passa plusieurs années dans cette situation maladive de l’ame que traversent les hommes d’imagination dont les circonstances ou une vocation impérieuse n’ont pas encore déterminé la carrière. Durant ces jours remplis par des projets sans suite, des tentatives sans résultats, des travaux entrepris et interrompus, germait silencieusement le poète. Les années qui semblent complètement perdues sont souvent celles qui laissent le plus de traces dans l’ame. Alors elle vit en elle et pour elle-même, plus tard elle vit au dehors et pour le bruit ; beaucoup ne se sont mis à écrire que quand ils ont eu fini de vivre ; et ce que le monde a admiré dans leurs ouvrages, c’étaient les débris, et, si j’osais le dire, les rognures de leur vie intérieure aux époques ignorées.

La famille de Chamisso voulait le fixer en France, il fut même

  1. « Ici le sol, là les hommes, me sont étrangers, s’écriait-il douloureusement ; je ne puis être satisfait nulle part ».