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J’étais donc un mercredi dans le jardin où l’on se rassemblait chaque semaine. Là se trouvaient plusieurs hommes, jeunes la plupart, et ayant déjà presque tous un nom dans les lettres : le poète tragique Raupach, Stieglitz, Holtei, Willibald Alexis, qui venait de tromper le public à une imitation de Walter Scott, et dont la renommée devait grandir encore ; Uchteritz, auteur d’Alexandre et Darius ; et près d’eux des amis plus mûrs, Varnhagen, homme du monde, homme de goût, mari de la célèbre Rahel ; Hitzig, le docte criminaliste, et le biographe populaire de Werner et de Hoffman. Ce dernier me mit en rapport avec un de ses amis qui, plus que personne dans la société, avait ce que nous appelons en France une tournure allemande ; il était grand et mince, de longs cheveux descendaient et flottaient sur ses épaules, son visage offrait une singulière expression de candeur et de fermeté, quelque chose de doux et de fort, de paresseux et d’ardent. La conversation s’engagea entre nous en allemand ; mon interlocuteur parlait avec une énergie d’expression remarquable, mais, à ce qu’il me semblait, avec un peu d’effort et un accent nouveau pour moi[1]. Moi, je construisais à la sueur de mon front ces laborieuses périodes allemandes dont chacune ressemble aux pyramides vivantes que forment, en s’entassant les uns sur les autres, les divers membres d’une famille d’équilibristes, les petits mots expressifs, les particules qui déterminent le sens, se juchant au sommet de la période, comme les enfans sont hissés à la pointe de la pyramide. Tout à coup un de ceux qui assistaient à notre dialogue partit d’un éclat de rire, et nous dit : Messieurs, mettez-vous à l’aise, et parlez français. — Le personnage au long corps et aux longs cheveux était mon compatriote ; c’était l’homme excellent, singulièrement doué par la nature et long-temps persécuté par le sort, dont je vais retracer la vie agitée ; c’était un émigré picard et un officier prussien, un gentilhomme et un libéral, un poète et un botaniste, qui avait fait un roman fantastique et le tour du monde ; c’était un Allemand né en France, c’était Chamisso.

Louis-Charles-Adélaïde de Chamisso, qui remplaça le second de ses prénoms par celui d’Adelbert, naquit au commencement de l’année 1781, en Champagne, au château de Boncourt, d’une famille noble et originaire de la Lorraine. Cette famille s’était alliée à plusieurs

  1. Chamisso, qui a écrit l’allemand avec une grande perfection, ne s’est jamais débarrassé de quelques gallicismes, comme nach mir (selon moi). On ne pouvait lui entendre dire trois phrases sans s’apercevoir qu’il était Français.