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THÉÂTRE-FRANÇAIS.

souverain. On oublie trop, dans le cas particulier, ce que c’est qu’un talent actif, généreux, dont le plaisir est surtout d’aller, de tenter, qui ne compte pas un à un les pas accomplis, qui n’est point à une œuvre ni à un succès près, qui se sent comme plein de lendemains ; un talent au-dessus des glorioles, et qui ne marchande pas la gloire.

L’idée de Cosima est très simple et très autorisée : c’est la lutte de la passion et du devoir au sein d’un cœur pur qui va cesser de l’être ; c’est l’antique et éternel sujet du drame depuis Phèdre jusqu’à nous. Cosima est une jeune femme de Florence qui a un mari bourgeois, marchand, mais excellent, délicat et noble de sentimens, honnête et brave. Un étranger, un Vénitien passe ; il s’occupe d’elle ; sans lui parler à peine, il l’entoure de ses soins comme de prestiges ; elle n’a guère vu encore que sa plume au vent et son manteau, que déjà elle l’aime, comme toute jeune femme, même la plus pudique, aimera, si elle n’y prend garde, le jeune étranger.

Est-ce moral ? dira quelqu’un. Celui-là a oublié le cœur humain depuis Hélène et Ariane jusqu’à la religieuse portugaise, jusqu’à l’amante du Giaour ; celui-là n’a jamais voyagé jeune en des pays lointains, et n’y a jamais cueilli sur une tige fragile son plus délicieux souvenir.

Le rôle de Cosima est gracieux, fin et vrai ; celui d’Ordonio n’est pas moins vrai, bien que moins aimable. Ordonio ne pense qu’à séduire et qu’à posséder. Fi donc ! cela vous révolte ? Allons, vous, messieurs, qui vous en vantez volontiers, et vous toutes surtout, qui tout bas le savez trop bien au prix de vos larmes, mettez la main sur le cœur, les trois quarts des gentilshommes qui passent et même de ceux qui séjournent ne sont-ils pas ainsi ? Ordonio se fait aimer pourtant de Cosima, parce qu’il est beau, parce qu’il est jeune, parce qu’il est inconnu, parce qu’il a en réalité d’abord bien plus de distinction de ton et de tendresse menteuse que l’acteur Beauvallet ne lui en prête. Il y a à côté d’Ordonio, de l’amant égoïste, une douce et tendre figure d’amant discret et sacrifié. Néri est une variété d’un type affectionné de l’auteur et reproduit par lui en plus d’un endroit ; c’est un Ralph plus jeune et plus gracieux. Il a de la pâleur au front, comme André et Sténio ; mais son cœur est autrement ardent et capable des grands sacrifices. Ce caractère est vrai encore. Celui du mari de Cosima, Alvise, a de la noblesse et une belle expression morale. Chose singulière ! cet auteur, si suspect aux religieux observateurs du mariage, n’a pas craint de mettre là en scène un mari à demi trompé, qui n’a rien de ridicule ni de paterne, mais plein de sérieux, et s’élevant à une éloquence parfois qui a gagné le public, quelque peu surpris. Au quatrième acte, lorsque Alvise, qui a entendu dans le parc les derniers mots d’adieu de sa femme et d’Ordonio, vient chez ce dernier lui demander raison de l’injure et lui raconter qu’il sait tout ; lorsqu’il arrive au moment même où sa femme était accourue chez le séducteur dans un accès de jalousie, et tout exprès (subterfuge du cœur !) pour lui dire qu’elle ne l’aime pas, rien de plus scabreux, on le comprend, qu’une telle scène ; Geffroy, qui représente Alvise, l’entame très bien ; le gentilhomme impatient, relancé dans ses ruses, est obligé