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peu disposés d’avance à y confondre Cosima. Les romantiques eux-mêmes et leurs amis, s’ils étaient là, ne devaient pas être de cet avis du tout ; le nouveau confrère, déjà couronné par d’autres victoires en rase campagne, et qui leur arrivait à l’assaut sur le théâtre d’élite où ils n’ont guère eu qu’un pied, avait de quoi les inquiéter d’abord, et la cause ne leur semblait pas tout-à-fait commune. Elle ne le paraissait pas davantage, certainement, aux auteurs dramatiques de toute école et de toute nuance, qui n’aiment jamais à entrer en partage, surtout quand le nouveau-venu est suspect de griffe de lion, et, sans mettre le cœur humain au pis, on peut supposer que ces auteurs de tous bords qui surveillent une première représentation, n’auraient pas voté à pensée ouverte pour un succès non marchandé. Et puis, il y avait bien des femmes du monde, charmantes, spirituelles, bonnes au fond et même très indulgentes quelquefois, mais railleuses au dehors et très prononcées contre tout scandale de la scène ; elles n’eussent pas été fâchées d’en voir un, et elles espéraient bien en faire justice à coups d’épigrammes, avec cette espèce de cant si naturel et si facile au beau monde de tous les pays. Mais il y avait surtout les indifférens curieux, les badauds de toute classe, s’attendant, sur la foi de je ne sais quelles sottes rumeurs, à des excentricités bien révoltantes et bien récréantes ; on aurait tiré un coup de canon en plein drame, que cela n’eût pas été trop au-dessus de leurs espérances. George Sand, pour Cosima, n’avait pas précisément conçu la chose ainsi. En général, George Sand est un auteur beaucoup moins excentrique et moins extraordinaire que la badauderie d’une certaine renommée ne le voudrait faire ; ses moyens sont très souvent simples ; ce qu’il a d’extraordinaire avant tout, c’est son talent. Et pour le style, voyez ! en est-il un plus régulier, plus large, mieux marchant dans les grandes voies de l’analogie, de la clarté, du nombre ? Le nom de Jean-Jacques revient inévitablement dès qu’il s’agit d’un maître à qui dignement le comparer. Si le fond et l’idée sont parfois plus à discuter que le style, il est en tout une certaine précision, une certaine franchise et un sérieux (nous y reviendrons), qui ne l’abandonnent jamais. En abordant le théâtre, George Sand ne s’est pas dit qu’il fallait tout changer. Talent fertile, il n’a songé qu’à produire sous une forme nouvelle un ouvrage de plus. Doué dans le roman de qualités dramatiques incontestables, il a pensé à appliquer ces qualités à la scène, en les modifiant, en les proportionnant au cadre circonscrit et plus sévère. S’interdire les développemens, les grands effets déployés d’un style toujours sûr, c’était se retrancher sans doute une portion de ses forces, mais il lui en restait encore assez.

Comme on est empressé, au premier effort d’un beau génie vers un second genre, de lui contester la libre sortie du précédent et de l’y bloquer ! Au premier discours de M. de Lamartine, on disait qu’il ne ferait jamais un orateur politique. Le passage du roman au drame est pour George Sand une transgression beaucoup moindre ; mais bien des gens ne peuvent pas s’y résigner.

On oublie ce que c’est à un haut degré que le talent, cette fertilité d’un esprit multiple qui ne dépend pas des formes, qui sait s’y faire place bientôt, et, après un court apprentissage du métier, être partout lui-même, à l’aise et