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rester journaliste. L’ingénieur qui dirige avec talent la construction d’un chemin de fer, le chimiste qui perfectionnera la fabrication d’un produit quelconque, le mécanicien qui rendra plus simple et moins dispendieuse l’action d’une machine à vapeur, se créeront une brillante existence. L’homme habile à saisir toutes les chances de la fortune, à prévoir les évènemens qui font subitement hausser ou baisser les fonds publics, deviendra un Rothschild ou un Aguado. Jusque dans les arts manuels, pourvu que l’on ait le talent de se distinguer, on fera fortune : n’a-t-on pas vu, il y a quelques années, un tailleur acquérir au prix d’un million un des plus beaux hôtels de Paris ? Enfin, si l’on descend aux objets les plus vulgaires, celui qui saura faire le meilleur café ou la meilleure galette de Paris, est sûr de s’enrichir. Voilà, je le répète, un spectacle séduisant : tout homme qui a du talent, de l’activité, du savoir-faire, est certain, en s’adressant au public, d’être largement récompensé des peines qu’il se donne pour lui être utile ou pour lui plaire.

Tout cela, monsieur, est parfait, et je me garderai bien d’élever la voix contre un principe d’activité qui n’est pas à la vérité celui que je préférerais, mais qui dans les sociétés modernes est devenu un principe puissant d’émulation et de succès. Cependant je ne saurais m’empêcher de remarquer combien est différent le sort de ceux qui, au lieu de s’adresser au public, se vouent au bien et à la gloire de la nation et de l’état. Quels moyens ont-ils, à mérite égal, pour atteindre la fortune des premiers ? Cette suprématie du public sur la nation lorsqu’il s’agit de récompenser ses favoris se manifeste à chaque instant et en toute occasion, même en ce qui touche la gloire militaire, dont on est si avide et, à juste titre, si fier chez nous. Pour prendre un exemple récent, voyez, monsieur, ce qui s’est passé il y a quelques jours à Mazagran. Toute la France a retenti de ce beau fait d’armes, l’Europe s’en est émue, et cependant qu’a-t-on fait pour ces braves ? Une proposition présentée aux chambres a été écartée sous le prétexte, assez frivole, que l’initiative doit appartenir au gouvernement, qui ne semble pas pressé d’user de sa prérogative, et en attendant l’on se borne à amasser péniblement quelques centaines de francs pour élever un monument, dont la première pierre ne sera peut-être pas posée avant que les balles des Arabes aient couché sur le sable le dernier soldat de cette vaillante cohorte. Voilà pour les hommes qui s’adressent à l’état. Maintenant regardez ce que fait le public pour les gens qui travaillent pour lui. Franconi vient de monter un spectacle où la lutte de Mazagran est représentée avec des canons en