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TIRSO DE MOLINA.

dépit des obstacles accumulés par la jalousie, un souterrain dont on n’avait pas deviné l’existence leur donne un moyen facile de s’entendre et de se rapprocher. Ils ont pourtant quelque peine à éluder la surveillance intéressée de la veuve, qui ne veut pas laisser échapper pour sa sœur, et surtout pour elle-même, l’occasion d’un établissement ; mais cette surveillance est mise en défaut par une heureuse circonstance. Tandis qu’avec une gravité affectée elle prêche à sa jeune sœur la résignation aux devoirs les plus sévères du mariage, et qu’à la plus légère apparence de regrets mondains elle l’accable du pompeux étalage d’une rigoureuse morale, elle est loin d’éprouver elle-même l’insensibilité dont elle veut lui imposer la loi. Elle a remarqué les empressemens d’un autre jeune homme qui, charmé de sa beauté, a recours à mille stratagèmes pour pénétrer jusqu’à elle, et bien qu’elle feigne d’abord d’en être très irritée, elle ne peut bien long-temps soutenir une dissimulation trop contraire à ses sentimens réels. Il se trouve que les amans des deux sœurs sont liés d’une intime amitié. Ils mettent en commun leurs espérances et leurs projets, et après une longue suite d’artifices, dont l’objet est d’amener la veuve à ne pas se montrer moins indulgente pour autrui qu’elle ne l’est pour elle, ce but est enfin atteint. Le vieillard est congédié.

Les deux caractères de femmes sont charmans et parfaitement tracés. Sans leur prêter, à beaucoup près, l’exaltation romanesque que leur eût donnée Lope de Vega, Tirso s’est abstenu cette fois de nous présenter ses héroïnes sous les traits d’un dévergondage extravagant. Non-seulement leur vertu n’a pas encore fait naufrage, ce qu’il faut noter chez lui comme une rareté ; mais jusque dans leurs plus grandes hardiesses, elles portent une retenue, une réserve qui leur sont d’ailleurs prescrites par la situation dans laquelle elles se trouvent, et qui concourent beaucoup à l’effet dramatique. La jeune fille a encore toute la timidité naïve de l’enfance : c’est avec beaucoup de grace que Tirso nous la montre hésitant d’abord devant une entreprise qui effraie son inexpérience, puis, lorsqu’un moment de surprise et l’effroi du sort dont elle est menacée l’y ont enfin engagée, retrouvant aussitôt sa présence d’esprit et luttant avec une finesse vive et malicieuse qui révèle sa véritable nature contre les difficultés qui se présentent. Le rôle de la veuve est plus remarquable, plus approfondi, et on peut dire qu’il constitue le fond du sujet. C’est la lutte des calculs intéressés de l’esprit contre les entraînemens du cœur. Obligée par le projet qu’elle a formé, par son état de veuvage, par les habitudes retirées, le costume monacal qui, à cette époque, en étaient l’accompagnement nécessaire, à affecter une austérité que démentent tous ses penchans intimes, elle s’efforce vainement de tenir la balance entre ces tendances contraires ; elle devient hypocrite, non par caractère, ce qui serait odieux, mais par nécessité, par position, ce qui est tout-à-fait comique et n’exclut pas la portion de sympathie qu’on est toujours disposé à accorder aux faiblesses de l’amour. Tirso a tiré le plus heureux parti de ce contraste, et il y a trouvé la matière de plusieurs scènes où brille, avec la gaieté ingénieuse qui est le trait distinctif de son talent, une profonde connaissance du cœur humain.