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qu’on lui pardonne les expédiens bizarres et pourtant monotones par lesquels elle s’ouvre trop souvent la carrière.

En Espagne les écrivains dramatiques se sont généralement signalés par leur étonnante fécondité ; Tirso, sous ce rapport encore, est un des plus remarquables. Près de trente ans avant sa mort, il avait déjà composé trois cents pièces de théâtre ; quatre-vingts seulement ont été conservées. Dans ce grand nombre figurent, indépendamment des comédies d’intrigue, base principale de sa renommée, beaucoup de drames historiques qui sont loin d’être sans mérite. La Femme prudente (la Prudencia en la muger) présente un tableau animé et fidèle des luttes de la royauté et de l’aristocratie castillanes pendant le moyen-âge. Dans Sixte-Quint ou le Choix par la vertu, on suit avec intérêt le développement du caractère à la fois pieux, austère et ambitieux que le poète, d’accord avec l’histoire, prête à cet illustre pontife. Les Exploits des Pizarres reproduisent, avec une vérité frappante, l’indomptable énergie, l’esprit aventureux, les passions effrénées des premiers conquérans de l’Amérique, l’admiration qui s’attachait à leurs succès prodigieux, et les fabuleuses exagérations qu’y mêlait la crédulité populaire. On trouve, dans tous ces ouvrages, de la poésie, des traits ingénieux et parfois un talent remarquable à tirer parti des traditions et des circonstances locales pour donner au sujet une couleur historique assez mal soutenue, il est vrai, dans d’autres endroits. Néanmoins il n’en est pas un seul qui soit resté au théâtre ou qu’on lise habituellement, parce que la composition générale en est très défectueuse, parce que l’intérêt, au lieu de se rattacher à une action unique ou principale, s’y perd dans la multitude des personnages et des incidens inutiles, parce qu’enfin ce sont plutôt, dans leur ensemble, des chroniques dialoguées, confuses et prolixes, que de véritables drames.

Les comédies religieuses de Tirso, celles dont il a puisé le sujet dans la vie des saints, donnent lieu à peu près aux mêmes observations. La plus remarquable peut-être porte un titre qu’il est assez difficile de traduire en français : El Condenado por desconfiado, c’est-à-dire l’Homme damné pour avoir désespéré. L’idée en est frappante et ne manque pas de profondeur. Un ermite qui a passé dix années dans la prière et dans les austérités du désert, se laisse entraîner à douter des promesses célestes et de l’avenir que la bonté divine lui réserve dans l’éternité. Le démon, saisissant avec empressement ce moment de faiblesse, réussit, par ses insinuations perfides, par ses conseils décevans, à jeter dans l’ame de l’ermite les germes du désespoir. Le malheureux en vient bientôt à se regarder comme prédestiné aux flammes infernales. Pour s’étourdir, pour se venger en quelque sorte, il se précipite dans tous les excès ; il meurt enfin, couvert de crimes, dévoré de remords, mais n’osant, ne voulant pas faire à la clémence divine un appel dont il n’attend plus rien. Dans le même moment, un brigand, un assassin, un homme dont la vie entière n’a été qu’un tissu de forfaits, mais qui n’a jamais entièrement désespéré de la bonté de Dieu, expire sur un échafaud, repentant et contrit. Son ame, portée par les anges, s’élève