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TIRSO DE MOLINA.

profanes ne l’avait pas empêché d’être appelé dans les dernières années de sa vie aux fonctions les plus actives et aux emplois de confiance de la carrière monastique, à ceux de prédicateur, de professeur en théologie, de qualificateur, d’historiographe. S’il faut en croire le témoignage d’un écrivain contemporain, la supériorité qui distingue ses œuvres poétiques ne l’aurait pas abandonné dans les compositions si différentes auxquelles il consacra la fin de sa longue existence.

Avec Lope de Vega, Calderon et Moreto, Tirso de Molina occupe, parmi les poètes dramatiques de l’Espagne, un rang qui le place tout-à-fait hors de ligne. C’est d’ailleurs le seul rapport qui existe entre lui et ces trois grands hommes. Son génie est d’une nature tellement singulière, qu’il ne comporte pour ainsi dire aucune comparaison.

Il ne faut chercher dans ses comédies ni l’art de disposer un sujet avec régularité, ni celui d’enchaîner, de préparer les incidens de manière à les rendre vraisemblables. Bien plus encore que Lope de Vega, il semble avoir méconnu l’importance de ce genre de mérite qui constitue pourtant une portion si essentielle de la perfection du talent dramatique. Il ne faut lui demander non plus ni ce bonheur d’invention qui distingue Lope, ni l’habileté à varier les caractères, ni une élévation, une pureté de sentimens auxquelles il paraît avoir été tout-à-fait étranger. Soit par l’effet de sa propre nature, soit par celui de ses habitudes sociales, il est certain qu’on trouve dans ses écrits l’empreinte d’une grossièreté de mœurs qui forme un contraste fort étrange avec la délicatesse exquise de la plupart des maîtres de la scène espagnole. Chez lui, les situations sont parfois d’une immoralité révoltante, les plaisanteries descendent trop souvent jusqu’à l’obscénité. L’amour, tel qu’il le conçoit, n’est pas ce sentiment tendre et dévoué qu’on admire dans Lope, ce n’est pas non plus cette exaltation chevaleresque et métaphysique tout à la fois qui plaît tant chez Calderon : Tirso ne voit dans l’amour que le désordre des sens et tout au plus celui de l’imagination. Ses héroïnes, à très peu d’exceptions près, se font remarquer par un dévergondage effronté que rendent à peine supportable les séductions de la grace piquante dont il a soin de les orner.

Voilà sans doute de grandes imperfections, mais elles s’effacent en quelque sorte devant les rares et admirables qualités qui donnent aux ouvrages de Tirso une physionomie si particulière. Il est supérieur à tous ses rivaux par la richesse et la variété de sa poésie. Nul n’a possédé comme lui le secret des innombrables ressources de la belle langue castillane ; nul n’a su la manier avec cette merveilleuse facilité et en faire un instrument aussi souple, aussi flexible. Ses dialogues sont un modèle achevé de naturel, de grace et de malice. L’esprit qu’il y répand à pleines mains est de cette nature saine et vigoureuse qui constitue la véritable force comique. Sans doute Tirso a peu de scrupules sur les moyens d’amener des effets aussi puissans : tout y est sacrifié, convenance, vraisemblance, possibilité même ; mais le plaisir qu’on éprouve à voir se développer en liberté cette ingénieuse et brillante imagination est si vif,