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SITUATION FINANCIÈRE DE LA FRANCE.

avec peu ou point d’argent. Au contraire, dans le monde où nous vivons, chaque individu s’appartient, et se vend ce qu’il s’estime lui-même : un gouvernement n’obtient que ce qu’il peut payer. Il était d’usage dans les cités antiques et dans les seigneuries féodales d’accumuler de longue main les matières précieuses, afin de n’être pas pris au dépourvu par une calamité publique. De nos jours, le système des réserves métalliques est abandonné. L’économie consiste à réduire les impôts : le seul trésor des états est la confiance qu’ils inspirent ; la facilité qu’ils trouvent à contracter des dettes est la mesure de leur puissance, et quand ils se libèrent d’un emprunt, c’est uniquement pour se ménager le moyen d’emprunter encore.

La conséquence forcée de ces changemens est que l’autorité se morcelle en se monétisant, et passe peu à peu dans la circulation. Le sénat où elle tend à se concentrer, c’est le parquet de la Bourse. La balance des intérêts échappe aux mains de l’homme d’état : ce n’est plus le chef militaire qui fait appel aux hommes d’armes. Le seul conquérant possible, au XIXe siècle, c’est le financier qui, nonchalamment accoudé sur son bureau et caressant de l’œil son livre de caisse, décrète la paix ou la guerre : c’est sur un mot d’ordre transmis aux courtiers, ses valeureux aides-de-camp, que les arsenaux s’animent, que les armées s’ébranlent, et que des peuples succombent.

Ce nouvel aspect des sociétés est peu poétique. Si pourtant on pénètre au cœur des choses, il n’y a rien là qui doive effrayer. C’est la consécration matérielle d’un fait de haute importance dans l’ordre moral. En théorie, tout capital est considéré comme la représentation, le produit accumulé d’un travail antérieur. Or, l’autorité acquise aux capitaux prouve que la suprématie politique, au lieu d’être le droit exclusif de la naissance, est déjà la conquête, sinon précisément des travailleurs, du moins de ceux qui conduisent le travail. De ce point de vue, la royauté de l’argent paraît légitime. Mais, à une époque où toutes les couronnes ont perdu de leur poids, l’argent seul conservera-t-il le privilége du pouvoir absolu ? Ne serait-il pas à craindre que son despotisme ne devînt le plus aveugle, le plus irritant de tous, si son immense portée n’était pas restreinte, si la force absorbante qui est en lui n’était pas contenue ?

Ces réflexions que tout le monde a faites, donnent une sorte de solennité aux débats qui touchent les institutions financières. Par une coïncidence remarquable, le crédit public est mis en cause dans le projet de conversion des rentes, en même temps que le crédit privé, par la prorogation demandée du privilége de la Banque de France. Nous n’insisterons pas sur l’importance des solutions qui doivent intervenir : elle est heureusement sentie, même dans les classes qui, d’ordinaire, accordent peu d’attention aux problèmes économiques. Aussi, craindrons-nous beaucoup moins d’appeler nos lecteurs sur un terrain aride, où il faut creuser péniblement jusqu’à la racine des faits, où l’on ne saurait avancer qu’à travers les chiffres et les plus épineux raisonnemens.