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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

que ce riche, aimable et presque insaisissable polygraphe, — Charles Nodier.

Ce qui caractérise précisément son personnage littéraire, c’est de n’avoir eu aucun parti spécial, de s’être essayé dans tout, de façon à montrer qu’il aurait pu réussir à tout, de s’être porté sur maints points à certains momens avec une vivacité extrême, avec une surexcitation passionnée, et d’avoir été vu presque aussitôt ailleurs, philologue ici, romanesque là, bibliographe et werthérien, académique cet autre jour avec effusion et solennité, et le lendemain ou la veille le plus excentrique ou le plus malicieux des novateurs : un mélange animé de Gabriel Naudé et de Cazotte, légèrement cadet de René et d’Oberman, représentant tout-à-fait en France un essai d’organisation dépaysée de Byron, de Lewis, d’Hoffmann, français à travers tout, comtois d’accent et de saveur de langage, comme La Monnoye était bourguignon, mariant le Ménagiana à Lara, curieux à étudier surtout en ce que seul il semble lier au présent des arrière-fonds et des lointains fuyans de littérature, donnant la main de Bonneville à M. de Balzac, et de Diderot à M. Hugo. Bref, son talent, ses œuvres, sa vie littéraire, c’est une riche, brillante et innombrable armée, où l’on trouve toutes les bannières, toutes les belles couleurs, toutes les hardiesses d’avant-garde et toutes les formes d’aventures ;… tout, hormis le quartier-général.

C’est le quartier-général, en effet, la discipline seule qui de bonne heure a manqué à ces recrues généreuses et faciles, à ces ardentes levées de bande qui eurent leur coup de collier chacune, mais qui, trop vite, la plupart, ont plié. Je me figure une armée en bataille d’avant Louvois : chaque compagnie s’est déployée sous son chef à sa guise ; chaque capitaine, chaque colonel a étalé son écharpe et sa casaque de fantaisie. En tout, Nodier a été un peu ainsi : s’il étudie la botanique ou les insectes, — ces brillans coléoptères à qui sa plume déroba leurs couleurs, — dans le pli de science où il se joue, c’est à un point de vue particulier toujours et sans tant s’inquiéter des classifications générales et des grands systèmes naturels : Jean-Jacques de même en était à la botanique d’avant Jussieu. Nodier, dans les genres divers qu’il cultive, s’en tient volontiers à la chimie d’avant Lavoisier, comme il reviendrait à l’alchimie ou aux vertus occultes d’avant Bacon ; après l’Encyclopédie, il croit aux songes ; en linguistique, il semble un contemporain de Court de Gébelin, non pas des Grimm ou des Humboldt. C’est toujours ce corps d’armée d’avant le grand ordonnateur Louvois.