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système d’idées fort éloignées de celui qu’ont adopté ses contemporains ; et, si un pareil novateur se présentait, j’imagine qu’il aurait d’abord grand’peine à se faire écouter, et plus encore à se faire croire.

Lorsque les conditions sont presque pareilles, un homme ne se laisse pas aisément persuader par un autre. Comme tous se voient de très près, qu’ils ont appris ensemble les mêmes choses et mènent la même vie ils ne sont pas naturellement disposés à prendre l’un d’entre eux pour guide, et à le suivre aveuglément : on ne croit guère sur parole son semblable ou son égal.

Ce n’est pas seulement la confiance dans les lumières de certains individus qui s’affaiblit chez les nations démocratiques : l’idée générale de la supériorité intellectuelle qu’un homme quelconque peut acquérir sur tous les autres ne tarde pas à s’obscurcir.

À mesure que les hommes se ressemblent davantage, le dogme de l’égalité des intelligences s’insinue peu à peu dans leurs croyances, et il devient plus difficile à un novateur, quel qu’il soit, d’acquérir et d’exercer un grand pouvoir sur l’esprit d’un peuple. Dans de pareilles sociétés, les soudaines révolutions intellectuelles sont donc rares ; car, si l’on jette les yeux sur l’histoire du monde, l’on voit que c’est bien moins la force d’un raisonnement que l’autorité d’un nom qui a produit les grandes et rapides mutations des opinions humaines.

Remarquez d’ailleurs que, comme les hommes qui vivent dans les sociétés démocratiques ne sont attachés par aucun lien les uns aux autres, il faut à part convaincre chacun d’eux, tandis que, dans les sociétés aristocratiques, c’est assez de pouvoir agir sur l’esprit de quelques-uns ; tous les autres suivent. Si Luther avait vécu dans une société d’égalité, et qu’il n’eût point eu pour auditeurs des seigneurs et des princes, il aurait peut-être trouvé plus de difficulté à changer la face de l’Europe.

Ce n’est pas que les hommes des démocraties soient naturellement fort convaincus de la certitude de leurs opinions, et très fermes dans leurs croyances ; ils ont souvent des doutes que personne, à leurs yeux, ne peut résoudre. Il arrive quelquefois dans ce temps-là que l’esprit humain changerait volontiers de place ; mais, comme rien ne le pousse puissamment ni ne le dirige, il oscille sur lui-même et ne se déplace pas[1].

  1. Si je recherche quel est l’état de société le plus favorable aux grandes révo-