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phrase[1]. Cette lutte, ce contraste du crime tout puissant qui rugit d’impatience, prêt à dévorer sa proie, avec la faiblesse du jeune âge que protégent seulement son innocence et sa grace, ce meurtre sans cesse suspendu sur deux jeunes têtes déshéritées, tout cela, combiné avec l’élan de l’amour maternel qui s’interpose sans pouvoir, fournissait assurément une abondante matière au pathétique et à la terreur. Mais d’autre part le sort des deux victimes, trop sûrement prévu dès l’avance, répand sur la composition entière une teinte de pitié monotone qui ne peut jamais donner lieu ni à l’anxiété ni à la surprise. On voudrait aussi l’action plus riche et plus pleine. Le développement des caractères sert presque seul à remplir les trois actes et à fournir les dimensions nécessaires de la tragédie. M. Delavigne ne prête-il pas encore à Richard un langage trop ingénieux, trop raffiné pour sa donnée morale ? À un sarcasme lancé par le petit duc d’Yorck à son oncle, Richard répond brusquement :

À revoir, bon neveu.

Et puis à part :

Quand ils ont tant d’esprit, les enfans vivent peu.

Ailleurs, oubliant sa dissimulation :

Mauvaise herbe est précoce et croît avant le temps.

Richard, naturellement peu prodigue de réflexions, n’était pas, j’imagine, si sentencieux, et ne s’amusait guère aux quolibets. Buckingham est reproduit, quant au fond, du poète anglais, seulement avec plus de développemens nécessaires dans sa résistance à Richard et dans les scrupules de sa conscience moins soucieuse du sang répandu que des droits de la royauté. Mais c’est le caractère de Tyrrel, à peine indiqué par Shakspeare, qui, par son mélange de scélératesse et de sensi-

  1. On a souvent comparé avec infiniment de raison M. Casimir Delavigne à M. Paul Delaroche ; la comparaison même est devenue banale à force d’être vraie. Il est impossible, en effet, de rencontrer deux talens, deux manières plus exactement semblables. À la rigueur, M. Delavigne rappellerait Horace Vernet quant à la même facilité spirituelle ; mais ce dernier échappe bientôt à la comparaison par sa vivacité prompte, sa verve toute méridionale, et cette furia francese que n’a pas le poète, tandis que chez les deux interprètes affaiblis de Shakspeare le rapport se trouve de tout point mieux venu. Chez l’un comme chez l’autre, c’est la même touche prudente et habile, le même arrangement soigneux, le même fini patient et correct, et cette faculté commune de saisir la foule par un drame adroitement combiné : tous deux talens heureux sans audace, harmonieux sans vif éclat, et auxquels plus de rudesse inégale prêterait plus de force.