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substance nutritive, mais d’une espèce commune, malsaine, et qui n’a d’autre avantage que son excessive abondance. Ce n’est pas tout, et il y a quelque chose de bien plus significatif encore. En 1776, si la nourriture était grossière, du moins ne manquait-elle jamais. Dans les plus pauvres habitations, il y avait toujours pour tout le monde des pommes de terre à discrétion, et l’étranger, quel qu’il fût, partageait, sans faire tort à personne, le repas de la famille. Aujourd’hui il est rare que la provision de pommes de terre suffise pour toute l’année, et beaucoup de familles doivent, pour ne pas mourir de faim, se réduire pendant plusieurs mois à un seul repas par jour. Si telle est la situation de la population irlandaise dans les temps ordinaires, qu’on juge de ce qu’elle doit être quand la récolte est mauvaise ! Comme la nourriture habituelle de plusieurs millions d’hommes est la moins coûteuse qu’il y ait, il ne leur reste d’autre ressource, cette nourriture manquant, que d’apaiser leur faim, aussi long-temps que possible, avec des racines et des herbes sauvages. Alors apparaissent dans le pays désolé la fièvre et la famine, ces deux fléaux presque inconnus il y a soixante ans, et qui ravagent en peu de jours des paroisses tout entières.

Veut-on passer de la nourriture au logement et au vêtement, il faut encore arriver à la même conclusion. En 1776, toujours selon Arthur Young, les pauvres Irlandais étaient passablement vêtus et logés. Aujourd’hui, ils habitent des tanières infectes et ne se couvrent que de haillons ; encore ces haillons sont-ils quelquefois une propriété commune et compte-t-on bon nombre de familles qui ne possèdent qu’un seul habillement complet pour deux individus. En résumé, la dépense totale d’un cottier qui, en 1776, était évaluée à 11 livres sterling, ne l’est plus aujourd’hui qu’à 6 ou 7 livres tout au plus. On peut estimer par là tout ce qu’il a perdu.

Ainsi, qu’on le remarque bien, en même temps qu’en Irlande les lois devenaient plus humaines et plus justes, la condition matérielle de la population empirait au lieu de s’améliorer ; en même temps que tombait, morceau par morceau, le code oppresseur qui pendant tant d’années avait paralysé toutes les facultés du pays, la misère publique augmentait. Comment expliquer cette monstrueuse anomalie si ce n’est par l’accroissement démesuré de la population ? En Angleterre, pendant cette même période, la population aussi s’est accrue, bien que moins rapidement ; mais comme la richesse croissait dans une proportion au moins égale, il n’en est résulté pour le pays que plus de puissance et de force. D’un côté du détroit, l’accroissement de la po-