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ses efforts sont vains, et il dépense en pure perte toute son éloquence mielleuse. Le poète s’acharne contre le maestro, qui l’appelle paltone (gueux) ; les épithètes les plus brutales sortent à la fois de toutes les bouches ; le ténor se fâche en napolitain, la prima donna crie de la gorge, le basso mugit comme un bœuf, tous frappent à la fois du poing sur le misérable piano, qui chancelle, tombe avec fracas, et se brise en mille pièces ; les disputeurs en ramassent les morceaux et se les jettent à la tête. La prima donna a subitement quitté le champ de bataille ; le maestro, après avoir souffleté le poète, s’est empressé de la suivre. Peu à peu l’harmonie commence à renaître dans la troupe, tout à l’heure en si grand désaccord ; c’est alors que l’on s’aperçoit de l’absence du maestro et de la prima donna ; on court après eux, on les cherche de tous les côtés, et bientôt on apprend que tous deux roulent en chaise de poste sur la route de Florence, emportant, l’une ses appointemens, l’autre le prix de son opéra, que Cassandrino a payé d’avance. C’en est fait, le malheureux impresario voit s’évanouir du même coup ses espérances de gloire, de fortune et d’amour. Crolinda ne sera pas joué, et il va lui en coûter pour la location du théâtre et des acteurs deux milliers d’écus. Mais ce n’est pas son argent qu’il regrette, c’est l’ingrate qui s’est enfuie !

Outre ces petites comédies de mœurs et ces parades satiriques, le théâtre Fiano a encore ses mélodrames fantastiques et ses ballets. Ces pièces à grand spectacle sont le triomphe de la mécanique. Les bons et les mauvais génies, les géans et les nains, les magiciens et les fées, le diable et toute sa séquelle sont les personnages ordinaires de ces pièces, dans lesquelles Cassandrino remplit toujours le rôle le plus important, démolissant les géans, narguant les magiciens, courtisant les sylphides et les fées, et sablant l’orvietto à la barbe du diable, quand le diable ne lui escamote pas subtilement le verre de vin de six lignes de haut qu’il vient de remplir avec tant d’adresse.

Dans l’une de ces folies, Cassandrino, protégé par une fée, se rend dans le château d’un malandrin qui a trois fois sa taille, et dont il aime la fille. « Si le géant te menace, et que tu veuilles rompre le charme, lui dit la bonne fée, saute-lui à la barbe, il ne pourra plus te faire aucun mal, et deviendra ton esclave soumis. » Cassandrino est d’abord parfaitement accueilli par le géant. « La fée se trompait, se dit-il à part ; ce géant-là est le meilleur enfant du monde. » Le géant prend de l’humeur et se fâche. « La fée pourrait bien avoir dit vrai ; maudit géant ! prends garde à ta barbe. » Le géant devient insolent et menace. « Ah ! malandrin, nous allons te mettre à la raison. »