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procédaient d’un principe différent, par exemple, l’organisation de la paroisse, ce vieil asile de la liberté saxonne, et les corporations municipales ; mais les attributions de la paroisse étaient singulièrement restreintes et ne formaient qu’un bien faible contre-poids. Quant aux corporations municipales, une aristocratie de second ordre les avait presque partout envahies, de sorte qu’elles étaient devenues le réceptacle des abus les plus crians et les plus scandaleux.

Le gouvernement, la justice, l’armée, l’église, l’enseignement, c’est-à-dire tout ce qui constitue la vie politique, civile et intellectuelle d’un pays, se trouvait donc en Angleterre réuni et concentré dans un petit nombre de familles. Transportez maintenant de telles institutions dans un pays où entre l’aristocratie et le peuple il n’y ait rien de commun, et suivez-les dans tous leurs développemens ; n’est-il pas évident que vous aurez constitué le plus intolérable des despotismes, un despotisme qui n’aura de limite et de frein que dans les représailles sanglantes auxquelles de temps à autre le désespoir poussera les populations opprimées ? N’est-il pas évident aussi que tant qu’il restera la plus petite parcelle de ce despotisme, on ne pourra espérer ni prospérité ni repos ? Or, telle a été, telle est encore jusqu’à un certain point, la condition de l’Irlande.

Il y a donc là un mal qu’il faut extirper radicalement, si l’on veut relever l’Irlande de sa dégradation. Maintenant, pour obtenir ce résultat, deux voies sont ouvertes, changer les hommes tout en maintenant les institutions, modifier profondément les institutions sans toucher aux hommes. En d’autres termes, on peut s’efforcer de substituer une aristocratie nationale à une aristocratie qui ne l’est pas, ou détruire l’aristocratie elle-même, en la frappant dans ses pouvoirs et dans ses priviléges. C’est à ce dernier parti que s’arrête M. de Beaumont.

Ce parti est-il le meilleur ? Quelques bons esprits le nient et reprochent à M. de Beaumont de s’être mépris sur les véritables sentimens et sur les intérêts bien entendus de l’Irlande. Je crois que c’est faute d’y avoir suffisamment réfléchi. Il est aisé de dire que si l’Irlande possédait une aristocratie telle que l’aristocratie anglaise, l’Irlande serait de tout point semblable à l’Angleterre. Mais en supposant même que ce raisonnement fût juste, il resterait à découvrir en Irlande, hors du parti anglo-protestant, les élémens de cette aristocratie. Or, ces élémens où sont-ils ? Dans les grands propriétaires catholiques ? Ils sont un contre dix. Dans les commerçants et les industriels ? C’est à peine s’ils sont assez nombreux et assez riches pour