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des deux idées qui sont en jeu et en danger, l’ordre et la liberté. On a beau se dire impartial entre ces deux idées, au jour de la bataille on n’est pas impartial, on ne peut l’être. Je parle ici de la généralité. Ils sont trop rares, les hommes dont la tête est assez forte, le courage assez grand et assez calme pour embrasser dans le danger les deux ordres d’idées et trouver tous les points de jonction, c’est-à-dire la solution des problèmes politiques les plus compliqués et les plus difficiles. Les hommes d’élite qui suffiraient à cette tâche sont emportés par leur parti ; leur influence est au prix de leurs concessions. Et en fin de compte, tout le monde, dans un parti, se trouve avoir dit, fait ou laissé faire quelque chose de plus qu’il n’aurait dit, fait ou laissé faire dans des temps calmes et réguliers. C’est ainsi que sur le champ de bataille, au fort du carnage, nul n’est aussi compatissant et aussi humain qu’il le serait au sein de sa famille.

Ce n’est pas là l’histoire d’un homme, d’un évènement, d’une époque ; c’est un fait général.

Dans les temps révolutionnaires, tous les partis ont à se reprocher quelques exagérations de langage et peu de mesure dans le choix des moyens. Il serait facile d’accumuler ici des faits irrécusables.

À mesure que la révolution s’éloigne et que les affaires publiques reprennent leur cours régulier, la préoccupation exclusive de notre esprit se dissipe, l’idée unique prend moins de place, et laisse une libre entrée aux idées qui doivent se coordonner avec elle. C’est ainsi qu’à mesure que l’orage s’apaise et que l’horizon s’éclaircit, notre œil peut voir plus loin et plus clair, et embrasser d’un regard une grande variété d’objets.

Il ne faut pas rougir des faits généraux de notre nature et mettre notre orgueil à la place de l’histoire. Dans le fort de la dernière révolution, les deux idées dominantes, l’ordre et la liberté, tendaient constamment à se séparer l’une de l’autre et à triompher isolément. On avait beau écrire sur le drapeau liberté et ordre public, la liberté narguait l’ordre, et l’ordre ne supportait que fort impatiemment les écarts de la liberté. Les hommes suivaient les idées. Les deux idées tendaient à se séparer, les hommes sous l’empire de leurs passions et de leurs craintes se formaient en deux camps hostiles. La guerre envenimait la guerre. Les écarts de la liberté rendaient les amis de l’ordre plus exigeans, plus sévères ; leurs sévérités rendaient les amis de la liberté plus impétueux, plus ardens. C’est ainsi que, voulant au fond la même chose, car, deux poignées d’hommes exceptées, quelqu’un voulait-il la liberté et le désordre, ou bien l’ordre et la servitude ? c’est ainsi, dis-je, que, voulant au fond la même chose, on se battait, on se déchirait, on se calomniait, uniquement parce qu’il n’est guère donné à l’homme, dans les crises politiques, d’embrasser deux grandes idées à la fois, de les pondérer et de les coordonner dans une juste proportion.

L’orage s’est enfin apaisé ; les esprits, moins agités, moins préoccupés, ont dû se demander s’il n’y avait pas quelque chose de trop étroit dans leurs idées,