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tion de consacrer la meilleure partie de son temps à la visite des hôpitaux, de présenter chaque jour à son chef un rapport sur l’état des malades et d’assister à la parade en uniforme. C’était surtout ce cruel arrêt du souverain qui lui interdisait la faculté de suivre ses penchans les plus doux et les plus nobles. Une autre fois, pour se distraire de ses ennuis journaliers, il s’en alla encore secrètement voir une nouvelle représentation de sa pièce ; mais le prince le sut, lui adressa une sévère réprimande, et Schiller fut mis aux arrêts comme un soldat.

Cette dernière rigueur acheva de révolter l’ame patiente du poète. Il résolut de se soustraire définitivement à des devoirs qui lui devenaient de jour en jour plus pénibles, de quitter un pays où il se trouvait condamné à la plus dure de toutes les servitudes, la servitude de la pensée. Il venait de composer sa tragédie de Fiesco. Il pensa qu’elle pourrait être jouée sur le théâtre de Mannheim et fournir à ses premiers besoins, et pour l’avenir, il comptait sur d’autres travaux. Un soir il partit, pendant que toute la ville de Stuttgardt était occupée d’une fête royale. Sa mère et sa sœur lui dirent adieu en pleurant. Son père ignorait ses projets. Il partit comme un homme qui a commis un crime, obligé de prendre un faux nom, de se dérober timidement aux regards, de voyager pendant la nuit. Un de ses amis, l’auteur du livre auquel nous empruntons ces détails, l’accompagnait dans cette fuite, et pour toute fortune il emportait 60 francs.

Arrivé à Mannheim, il essaya encore de capituler ; il adressa à son souverain une lettre très soumise et très respectueuse, dans laquelle il demandait seulement la permission d’écrire des livres littéraires et de faire chaque année un voyage hors du Wurtemberg. Ce premier devoir accompli, il convoqua les acteurs du théâtre pour leur lire son Fiesco. Il fondait de grandes espérances sur cette pièce, qu’il avait composée avec plus d’art et de soin que les Brigands. Quelle fut sa douleur quand il vit l’effet qu’elle produisait ! À la fin du premier acte, pas une marque d’approbation ; à la fin du second, l’assemblée se leva en silence et s’éloigna. Schiller rentra chez lui dans une angoisse mortelle. Pendant ce temps, son ami subissait un singulier interrogatoire. « Êtes-vous bien sûr, lui disait le régisseur du théâtre, que Schiller soit l’auteur des Brigands ? — Oui, sans doute, j’en suis sûr. — En vérité, je ne puis le croire. — Pourquoi donc ? — C’est qu’il me semble impossible que l’auteur d’un drame aussi beau puisse écrire une pièce aussi misérable que celle qui vient de nous être lue.

Cependant, après ce doute cruel, le régisseur alla chez Schiller lui demander sa tragédie, et à peine l’avait-il lue, qu’il dit au poète : « Votre nouvelle œuvre est admirable ; mais, avec votre déclamation emphatique et votre accent souabe, vous feriez passer un chef-d’œuvre pour une farce absurde. » Si belle que fût cette pièce, elle ne pouvait pourtant être jouée sans que l’auteur y eût fait des changemens considérables. Le baron de Dalberg, directeur du théâtre, refusa de lui avancer quelques florins avant que l’œuvre fût complètement achevée. Le général auquel il avait envoyé sa lettre pour le duc de Wurtemberg ne lui adressa qu’une réponse évasive. Pour comble de malheur,