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prévue vint subitement changer sa destinée. Ses parens voulaient qu’il fût prêtre ; son ame douce et religieuse était parfaitement d’accord avec cette vocation, et le résultat de ses premières études indiquait qu’il ne serait pas un prêtre ordinaire. Le duc de Wurtemberg voulut l’avoir dans l’école qu’il venait de fonder[1] et lui faire étudier le droit. Les parens de Schiller résistèrent à cette demande, et Schiller déclara qu’il ne renoncerait pas volontiers à l’étude de la théologie ; mais le prince renouvela ses instances, et la famille du poète obéit à sa volonté. Schiller entra comme étudiant en droit à l’Académie Carolienne.

Un de ses amis vient de raconter plus en détail qu’on ne l’avait fait jusqu’à présent ce séjour à l’école et les évènemens qui en furent la suite. Nous empruntons au livre qu’il a récemment publié plusieurs détails curieux qui ne se trouvent ni dans le biographe anglais Carlyle, ni dans les biographies allemandes de Schiller. Après avoir passé un an à l’étude de la jurisprudence, le jeune académicien reçut l’ordre de l’abandonner et d’entreprendre celle de la médecine, parce que le nombre des jurisconsultes devenait trop considérable. Ce fut pour lui une nouvelle déception, plus cruelle que la première, car il éprouvait encore moins de penchant pour la médecine que pour le droit ; mais ni lui ni ses parens n’osèrent s’opposer à la volonté du prince. Schiller changea de maîtres et de direction. Cette étude qui lui avait été imposée, il la poursuivit avec tristesse, avec ennui. Il avait trop de justesse d’esprit cependant pour ne pas saisir çà et là quelque côté attrayant dans ses nouveaux devoirs ; mais il n’y apportait ni affection ni dévouement. Sa pensée se tournait déjà d’un autre côté, et il sentait naître en lui le pressentiment d’une science bien plus séduisante que celle dont on lui développait alors la théorie. Dès qu’il avait quelques instans de liberté, il laissait là les traités d’hygiène et les tableaux d’anatomie pour courir aux livres d’histoire, pour reprendre ses chers poètes, Klopstock, qui l’étonnait par son style majestueux, et Haller, le chantre des Alpes, et Shakespeare, dont il devinait l’immense génie.

Ce fut dans l’effervescence de ses lectures, de ses rêveries, et pour ainsi dire au premier réveil de son imagination poétique, qu’il écrivit son drame des Brigands.

Au sortir de l’école, il fut nommé médecin d’un régiment. Cette place lui donnait environ 45 francs par mois d’appointement. C’était là le prix de dix ans d’étude. Il comptait sur son drame pour ajouter au moins un supplément temporaire à son faible revenu ; mais les libraires d’Allemagne étaient alors moins entreprenans qu’ils ne le sont aujourd’hui. Aucun de ceux auxquels il s’adressa ne voulut publier cette œuvre d’un jeune homme inconnu. Schiller emprunta 200 florins et la fit imprimer à ses frais.

Une tragédie comme celle-là, après les œuvres dramatiques de tout genre enfantées en France et en Allemagne depuis un demi-siècle, ne nous causerait

  1. Cette école portait le titre d’Académie militaire et d’académie carolienne. Notre illustre Cuvier y fit une partie de ses études.