Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 22.djvu/161

Cette page a été validée par deux contributeurs.
157
REVUE LITTÉRAIRE DE L’ALLEMAGNE.

ni en littérature, d’un dévouement généreux quand on n’est plus dévoué qu’à soi-même, d’une renonciation absolue à la faveur du monde et à la fortune, quand on ne rêve que la conquête d’une parcelle du pouvoir, quand on adore le veau d’or de la vénalité. L’esprit de Port-Royal ressemble si peu à celui de la société actuelle, que beaucoup de gens le rangent peut-être comme une idée fictive dans les temps indéfinis, dans le domaine des vagues traditions. Plus d’un voyageur, en passant au pied des ruines de cette abbaye et en se rappelant les belles pages des Mémoires de Fontaine, a dû se dire : Quoi donc ! est-ce là tout ce qui reste de cet édifice religieux qui occupa pendant plusieurs années l’attention de la France et de l’Europe ? Quoi ! n’y a-t-il vraiment pas plus de deux siècles que la noble Angélique présidait aux destinées de ce cloître ; que les hommes lassés du monde, les grands seigneurs les plus illustres et les esprits les plus éminens venaient ici, dans l’humilité de leur foi, oublier leur grandeur et leur ambition ; que Robert d’Andilly apportait dans la solitude de cette vallée l’infatigable fertilité de son talent, Le Maître sa verve d’orateur, Saint-Cyran sa puissance d’apôtre et son héroïsme de martyr, Pascal ses œuvres de génie ? Non il n’y a pas plus de deux siècles que de tels miracles éclataient encore dans le monde, que le christianisme prenait ses anachorètes dans le conseil des ministres, sur les siéges du parlement, et qu’une nouvelle Thébaïde s’élevait à l’ombre d’un couvent non loin des rumeurs de Paris et des splendeurs de Versailles. Mais depuis ce temps combien de monumens augustes se sont écroulés sur leur base, et combien de pensées, de lois, d’institutions ont été ensevelies dans le vaste abîme des conceptions humaines !

Tout ce qui se rattache à Port-Royal, et surtout à sa dernière phase, nous a été conservé en détail dans plusieurs ouvrages. À voir ces longs et curieux mémoires écrits par les habitans du cloître ou du Désert, on dirait que ces pieux cénobites, pressentant la fin prochaine de leur communauté, se hâtaient d’en raconter l’histoire, pour la léguer comme un dernier enseignement à la postérité. Ainsi, nous avons les Mémoires imprimés à Utrecht en 1742, et rédigés en grande partie par les religieuses et par Le Maître ; les Mémoires de Fontaine, de Fosse, de Lancelot, et l’histoire de Racine, que Boileau regardait comme un des meilleurs ouvrages de la langue française. Ajoutons à cela une quantité de notions éparses et répandues çà et là dans les divers écrits du temps.

Pour celui qui essaie de refaire cette histoire, la difficulté n’est donc pas de recueillir des matériaux, mais de les discerner, de les choisir, de les élaguer à propos, d’en tirer la partie vraiment substantielle, soit comme dogme, soit comme récit, et de faire de plusieurs œuvres intéressantes, mais surchargées de détails minutieux, de discussions théologiques, une œuvre nette, régulière et sagement coordonnée.

Deux écrivains ont entrepris presque en même temps ce travail : M. Sainte-Beuve en France, M. Reuchlin en Allemagne. M. Sainte-Beuve n’a pas encore achevé le sien ; mais tout ce que nous savons des recherches patientes, des