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vait manquer de rapprocher, dans un intérêt commun, tous ceux qui habitaient le même sol. Aussi voit-on dans les vieux historiens que, dès le milieu du XIVe siècle, les Anglo-Normands avaient adopté les mœurs, la langue et les lois du peuple vaincu. Bien plus que le peuple vaincu, ils repoussaient d’ailleurs la domination anglaise, ce qui les faisait accuser d’être plus Irlandais que les Irlandais eux-mêmes, Hibernis hiberniores. S’ils se fussent alors saisis de l’indépendance qu’ils revendiquaient, tout prouve que les traces de la conquête se seraient promptement effacées ; mais l’Angleterre n’était pas à cette époque moins ennemie qu’aujourd’hui de l’indépendance irlandaise, et moins déterminée à rester maîtresse à tout prix. En 1366, sous Édouard III, elle eut donc, pour la première fois, recours à un moyen souvent employé depuis et qui, en rajeunissant la conquête, devait en maintenir toutes les violences et toutes les rigueurs. Ce moyen, on le sait, fut de substituer aux anciens conquérans des conquérans nouveaux, purs de tout contact avec le peuple vaincu. Les Anglais nés en Irlande furent déclarés incapables d’être propriétaires, et d’autres Anglais vinrent se mettre à leur place. En outre, pour empêcher que ceux-ci ne finissent, comme leurs prédécesseurs, par oublier leur origine, le fameux statut de Kilkenny interdit, sous peine de mort, de contracter mariage avec les Irlandais et de vivre selon leurs lois et leurs mœurs. Ce fut alors un crime de prendre le costume des naturels du pays, de laisser, à leur imitation, pousser sa barbe sur la lèvre supérieure, et de parler leur langue. Ce fut un crime aussi d’entretenir avec eux les plus simples relations de bon voisinage, par exemple, d’accorder sur des terres anglaises le droit de pâture à leurs troupeaux.

Ainsi, à dater du statut de Kilkenny, il resta bien établi en droit qu’il devait y avoir en Irlande non-seulement deux peuples, mais deux races entre lesquelles la loi plaçait à toujours une barrière insurmontable. Il resta bien établi que l’une de ces deux races était la maîtresse de l’autre, et que celle-ci n’avait que le choix entre la servitude ou la guerre. Est-il étonnant que la guerre, une guerre terrible, acharnée, ait été pendant deux siècles entiers la conséquence d’une telle législation ?

Si la conquête se fût étendue sur l’île entière, le statut de Kilkenny, malgré les injonctions de l’Angleterre, n’aurait pourtant pu subsister long-temps dans toute sa rigueur. Il est possible de maintenir la séparation de deux races juxta-posées, et la sujétion de l’une à l’autre, quand elles diffèrent profondément, comme la race noire et la race