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sont deux gigantesques mulets, souvent très rebelles. Leur poitrail est muni d’un collier entièrement couvert de clochettes, et c’est au son de ces grelots discordans qu’on se met en route. Deux gros anneaux de fer sont placés latéralement à chaque extrémité de la lettigue ; on y fait passer deux longues et minces barres de bois qui, devant et derrière, dépassent la caisse de la litière de toute la longueur d’un mulet. Ce sont les brancards, et leurs extrémités reposent dans des courroies attachées aux bâts des deux animaux, attelés ainsi l’un en avant et l’autre en arrière de la lettiga. Ces longues barres flexibles suivent, dans leur élasticité, toutes les ondulations du pas des bêtes de somme aux flancs desquelles elles sont suspendues, et chacune de leurs secousses est aussitôt rendue au voyageur en cahots qui lui briseraient la tête, s’il ne s’étudiait à l’incliner à propos. Les deux conducteurs, qui surveillent attentivement chaque mulet, emploient leurs longues perches armées d’une pointe de fer pour les piquer rudement à chaque faute, et ces bâtons leur servent quelquefois à soulever la lettiga, et à la jeter hors des brancards avec celui qu’elle renferme, quand ils désespèrent de retenir les mules sur la pente d’un abîme. Les deux mulets de la lettiga portent en outre un siége, demi-selle, demi-bât, où les guides se placent fréquemment pour les conduire. Ainsi que les djemjiks russes, le guide sicilien parle constamment aux animaux qu’il dirige, et les encourage par de longs complimens.

En prenant le chemin de Syracuse, on entre tout de suite dans la plaine de Catane, la plaine la plus fertile de la Sicile. Elle est coupée de marécages, très basse, et se prolonge, en restant au niveau de la mer, jusqu’au pied d’une gorge de montagne boisée, le long de laquelle on commence à gravir avec peine. Un étroit sentier circule autour de la montagne, et souvent je voyais ma lettiga se balancer sur l’abîme, c’est-à-dire sur la mer qui roulait à quelques centaines de pieds au-dessous de moi. Mes guides, l’œil attentif, et leurs longs crocs en main, se tenaient prêts à renverser la litière du côté des rochers, au premier faux pas des mulets. Au revers de la montagne, nous cheminâmes, sans route tracée, sous des bois d’oliviers qui ne sont pas, comme en Provence, des espèces d’arbustes que la serpe rétrécit encore chaque année, mais de grands arbres ramus, élancés, qui mêlent leur feuillage pâle et élégant à celui des amandiers dont ils dépassent la cime. Du côté d’Augusta, où le sol est moins volcanique, les orangers et les grenadiers couvrent déjà la campagne, tra-