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LES MISSISSIPIENS.

LE DUC.

As-tu donc sujet de t’en repentir ? Quels conseils me demandas-tu ? Des conseils pour être heureux ou des conseils pour être sage ?

LE CHEVALIER.

Je vous demandai de me tracer mon devoir ; vous l’avez fait, j’en conviens ; mais…

LE DUC.

Mais j’aurais dû y joindre un miracle, n’est-ce pas, et trouver le moyen de te conserver honnête homme en te faisant faire une mauvaise action ? Je ne suis pas si habile.

LE CHEVALIER.

Je sais que, perdu sans ressource, je ne pouvais plus aspirer à la main d’une fille bien née, sans fortune elle-même.

LE DUC.

Quand la faim et la soif se marient, comme on dit, ils ont pour enfans la misère et la honte.

LE CHEVALIER, vivement.

Non, monsieur le duc, la misère n’est pas la sœur de la honte.

LE DUC.

Eh bien ! mettons qu’elle est sa cousine germaine. Je ne dis pas cela pour te blesser, chevalier. Tu es jeune, tu as du courage, de l’esprit, du génie… Tu feras ce que tu as projeté. Tu iras dans l’Inde ou dans le Nouveau-Monde refaire ta fortune ou mourir. C’est le devoir d’un homme de ta naissance. Mais tu m’avoueras qu’en épousant ta cousine, tu ne prenais pas le chemin de réparer tes désastres. Jeunes tous deux et amoureux en diable, vous eussiez eu une nombreuse famille…

LE CHEVALIER.

Ah ! quelles images d’un bonheur pur vous me mettez cruellement sous les yeux ! Et maintenant il faut qu’elle passe du sanctuaire où je la plaçais dans mes rêves, aux bras d’un ignoble traitant, d’un juif, d’un Samuel Bourset ! Oh ! non, ce n’est pas la misère qui est la sœur de la honte, monsieur le duc ! c’est la richesse acquise au prix de l’amour et de la pudeur.

LE DUC.

Parlons-nous philosophie ? j’en suis et je te donne raison. Mais si nous vivons dans un monde positif, et je crois que nous ne pouvons en sortir décemment, quoi que nous fassions, il nous faut bien suivre l’opinion, accepter ce qu’elle encourage et nous garder de ce qu’elle proscrit. Tu te croyais passablement fortuné et tu allais épouser ta cousine. Un beau matin tu te trouves sur le pavé, il faut que tu t’en ailles, et de plus il faut que ta cousine se marie. Je sais bien que dans le premier moment tu t’es flatté qu’elle attendrait ton retour des Grandes-Indes. Il a fallu te le laisser croire pour te donner du courage.

LE CHEVALIER.

Eh ! ne pouviez-vous me le laisser croire du moins jusqu’à mon départ !…