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doucement et qui s’échappe en riant. Lorsqu’elle est sortie, monologue de Stentarello : il se réjouit de son bonheur ; mais tout à coup il croit rêver ; il veut s’assurer qu’il ne dort pas, avale d’un seul trait une bouteille de vin de Montepulciano, et comme il doute encore, pendant un quart d’heure il fait d’affreuses grimaces, cherchant à voir la racine de son énorme nez, parce qu’on lui a dit, dans ses voyages, qu’on ne pouvait voir son nez en dormant. Il est tout entier à cette belle occupation, quand trois marmots, conduits par Mme Stentarello, arrivent en courant. — Embrassez votre père, leur dit la bonne femme en leur montrant son mari, et tous trois sautent au cou de Stentarello, qui se récrie, se débat, et jure par Bacchus qu’il n’a pas laissé un seul enfant à Florence… pas même, dit-il, un projet d’enfant. — Imbécille que tu es, lui dit Mme Stentarello en se fâchant ; ne vois-tu pas que ce sont encore les enfans de la Providence ? — Stentarello se gratte le front. — Je comprends, dit-il avec un geste expressif, je vois que la Providence n’a rien oublié. — Puis, tout à coup prenant sa femme par le bras et la conduisant à la fenêtre : — Tiens, lui dit-il, ne serait-ce pas la Providence qui passe là-bas dans un carrosse et qui semble lorgner de ce côté ? Mme Stentarello rougit, baisse les yeux d’un air discret ; mais bientôt elle jette ses bras au cou de son mari, lui parle bas à l’oreille, et finit en lui disant à demi-voix et en accompagnant ses paroles d’une œillade assassine : — De cette façon, tu n’y perdras rien. — Soit, j’y consens, dit Stentarello en prenant un air de résignation comique ; j’y consens, car à Florence un mari fait toujours bien de se confier à la Providence. — Cette maxime est applaudie à tout rompre par le public florentin.

Dès que Stentarello peut dire mes gens, ma maison, mes enfans, il devient rangé, et bientôt, comme tout bon Florentin, il tourne à l’avarice. Cependant, comme il a beaucoup de vanité, il lésine en cachette sur les petites choses. Il a des chevaux, et il les laisse mourir de faim ; il a des domestiques, et il ne les paie pas. Son système d’économie intérieure est des plus plaisans ; il ne coupe pas un œuf en quatre : il a imaginé un moyen pour en faire plusieurs repas. Au déjeuner, dit-il, on le pique à l’un des bouts avec une grosse épingle, on aspire la moitié du contenu, et l’on réserve le reste pour dîner. De cette façon, le goût est satisfait, le plaisir dure long-temps, et la bourse ne se vide pas. Bien plus, l’œuf n’est pas perdu ; on reporte la coquille au poulailler, où elle invite les poules à pondre. — Voilà qui peut s’appeler manger un œuf avec profit.