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favorisé par le roi Jean II ; le chevalier Marino, Sanazar, Guarini, le Tasse, si heureux s’il eût eu moins d’audace, et ce Garcilaso, l’honneur de Tolède, si illustre, si brillant, si fortuné, qui succomba glorieusement dans un combat et dont Charles-Quint vengea si bien la mort. « Et aujourd’hui, poursuit don Félix, quel est l’homme de génie à qui notre roi n’ait pas fait une belle existence ? Quel écrivain digne de ce nom n’a pas éprouvé sa libéralité ? Le recteur de Villahermosa, Gongora, Mesa y Encina, Mendoza et tant d’autres sur lesquels s’est portée sa généreuse sollicitude ! Trouvez-vous qu’il faille citer encore d’autres exemples ? Le comte de Villamediana n’était-il pas riche et grand seigneur aussi bien que grand poète ? D’autres grands personnages n’ont-ils pas illustré la poésie ? De nos jours même, n’en voyons-nous pas des exemples éclatans ? Un de nos principaux seigneurs, après avoir mérité, par son courage, les applaudissemens de l’Espagne entière, ne cultive-t-il pas maintenant la poésie avec une telle supériorité, que ses sonnets, par l’élévation des pensées qu’il y exprime, font l’admiration de tout Madrid ? »

Il n’est pas sans intérêt de comparer à ce tableau animé de la faveur dont jouissaient les lettres espagnoles pendant le règne de Philippe IV, un passage bien différent que contient un autre ouvrage de Moreto : dans l’Occasion fait le Larron, deux voyageurs se rencontrent à quelques lieues de Madrid. Don Pedro de Mendoza demande à don Manuel, qui en arrive, quelles sont les nouvelles et particulièrement les nouvelles du théâtre.


Don Manuel. — On donne fort peu de pièces nouvelles. À peine, de loin en loin, en voit-on paraître quelqu’une d’un poète qui compose pour la cour et par ordre ; mais tout ce qu’il écrit a une telle empreinte de nouveauté et de supériorité, qu’on croirait qu’il se surpasse lui-même.

Don Pedro. — C’est sans doute Calderon ?

Don Manuel. — Eh ! quel autre que lui pourrait exciter à ce point l’admiration de tous les esprits intelligens ?

Don Pedro. — Ce genre de talent ne jouit plus de la faveur qu’il avait autrefois.

Don Manuel. — De là vient qu’aujourd’hui bien peu de personnes se consacrent à ces nobles travaux, avec le dévouement qu’il faut y porter : voyez, au contraire, par combien de distinctions et de récompenses l’antiquité honorait les hommes de génie.

Don Pedro. — L’empereur Antoine donna à Opimius deux mille écus pour chacun des vers qu’il lui présenta ; Virgile était le favori d’Auguste, qui se montrait en public avec lui.

Don Manuel. — Gratien faisait tant de cas du poète Antoine, qu’il le nomma consul. Alexandre ne traitait pas moins bien Pindare, à qui il fit élever des statues d’or. C’est pour cela que l’on voit, dans les siècles reculés, tant de beaux esprits arriver à une gloire immortelle. Étrange changement des temps ! se peut-il que ce qui jadis était considéré comme un don presque divin, soit maintenant devenu en quelque sorte un objet de mépris !