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pitent sur dona Maria et l’entraînent malgré ses cris. Vainement Rodrigue veut la défendre. Terrassé, désarmé, il ne doit la vie qu’à la dédaigneuse pitié des ravisseurs, qui s’éloignent aussitôt avec leur victime. Rodrigue a reconnu dans cet attentat la main de don Tello. Désespéré de son impuissance, il se livre aux emportemens d’une douloureuse indignation. Léonor le console, l’encourage à chercher les moyens de se venger. « Vous avez raison, lui répond-il ; je sais qu’aujourd’hui même le roi don Pèdre se rend à Madrid de Guadalajara où il fait sa résidence. Ce n’est qu’à son tribunal qu’on peut appeler des violences d’un homme aussi puissant que Tello. Je me jetterai à ses pieds, je les baignerai de mes larmes ; et puisqu’en dépit de la malveillance, qui veut le faire passer pour sanguinaire et cruel, il affecte le nom de justicier, il trouvera dans le châtiment d’un tel outrage une occasion nouvelle de le mériter.

« — Eh bien ! reprend Léonor, je vous accompagnerai, et moi aussi je porterai plainte des torts de Tello à mon égard. »

En ce moment on aperçoit au loin quelques cavaliers emportés de toute la vitesse de leurs chevaux. C’est le roi lui-même qui poursuit son frère, le comte de Trastamare, révolté contre son autorité. Au moment où il va l’atteindre, son cheval tombe mort, épuisé de fatigue. Rodrigue, qui n’a jamais vu son souverain, et qui ne peut par conséquent le reconnaître, s’empresse d’accourir pour l’aider à se relever. Il lui demande s’il s’est blessé.

Le Roi. — Non, je vous remercie. Mais dans quel lieu sommes-nous ? Quelles sont ces campagnes ?

Rodrigue. — Celles d’Alcala.

Le Roi. — La ville est-elle loin d’ici ?

Rodrigue. — À une demi-lieue.

Le Roi. — À qui appartient ce château ?

Rodrigue. — À don Tello, rico hombre d’Alcala, dont la puissance ne vous est sans doute pas inconnue.

Le Roi. — Sa puissance ?

Rodrigue. — Celle du roi, je pense, ne l’égale pas.

Le Roi. — Ne l’égale pas ?

Rodrigue. — Il faut le croire, à en juger par la terreur qu’il inspire.

Le Roi. — Je n’en ai jamais entendu parler.

Rodrigue. — Vous êtes sans doute étranger à la Castille ?

Le Roi. — Non, je suis Castillan ; mais ceux qui, comme moi, servent le roi et le voient de près, ne connaissent pas d’autre puissance que la sienne.

Rodrigue. — Ainsi donc vous êtes au service du roi ? Quelle heureuse rencontre !

Le Roi. — C’est en le suivant (car il se rend ce soir à Madrid) que, dans mon empressement à ne pas rester en arrière, je viens, comme vous le voyez, de tuer mon cheval. Mais les éloges que vous faites de don Tello, me persuadent que vous êtes un de ses serviteurs.