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MORETO.

cher les situations, lui était, dans son temps, tout-à-fait particulier. Seul il semblait comprendre que, pour constituer la véritable comédie, il faut autre chose qu’une intrigue ingénieuse et des traits spirituels. Il n’eût eu à faire que quelques pas de plus pour arriver à la comédie de mœurs, à celle dont Molière dotait alors la France.


De tous les ouvrages de Moreto, celui peut-être qui s’est maintenu sur la scène avec le plus de succès et qu’on entend le plus souvent citer, c’est le Roi vaillant et justicier ou le Rico Hombre d’Alcala. On sait qu’avant Charles-Quint, qui a institué les grands d’Espagne, le titre de rico hombre désignait la classe la plus élevée de la noblesse.

Lope de Vega avait composé un Seigneur d’Illescas (el Infanzon de Illescas), dont Moreto a complètement imité l’idée première et même les détails principaux. L’imitation est si frappante, qu’il n’a fallu rien moins, pour la faire pardonner, que l’incomparable supériorité de la copie et l’oubli absolu dans lequel elle a fait tomber l’original.

Ce roi vaillant et justicier, c’est le fameux don Pèdre, qu’on pourrait appeler la providence des tragiques espagnols, tant il les a souvent et heureusement inspirés. Le caractère si dramatique que lui attribue la poésie a rarement été peint avec d’aussi énergiques couleurs, rarement la scène a présenté un tableau aussi frappant des mœurs et de l’état social de cette époque du moyen-âge.

Dans la petite ville d’Alcala, non loin de Madrid, dont la cour n’avait pas encore à cette époque fait sa demeure permanente, réside, au centre de vastes domaines que lui a transmis une longue suite d’aïeux, le rico hombre don Tello Garcia. De son palais somptueux, il fait peser le plus odieux despotisme sur une contrée où sa naissance, sa fortune et le nombre de ses vassaux lui assurent le premier rang. Habitué à tout voir plier devant lui, il ne comprend même pas qu’aucune considération, aucune idée d’humanité, de devoir, puisse entrer en balance avec les exigences impétueuses de ses passions ou de son orgueil. Il a séduit par une promesse de mariage une personne noble, mais pauvre, dona Léonor de Guevara ; et maintenant, non content de la repousser avec dédain lorsqu’elle vient lui rappeler sa promesse, il ne rougit pas de la rendre en quelque sorte complice, à son insu, d’un attentat qui doit être pour elle le plus sanglant affront. Un gentilhomme appelé don Rodrigue est au moment d’épouser une jeune fille dont la beauté a attiré l’attention de don Tello et fait naître dans son cœur de coupables désirs. Feignant de vouloir honorer don Rodrigue par un témoignage d’estime et d’affection, il a offert d’assister en qualité de parrain, suivant l’usage espagnol, à son mariage avec dona Maria. Il oblige la triste Léonor, qui n’ose pas lui résister, à sortir de sa retraite pour servir de marraine à la jeune fille. Pendant que les époux se livrent à l’expression naïve de leur joie, et que don Rodrigue remercie son perfide protecteur de l’honneur qu’il lui a fait, des hommes apostés se préci-