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en sa présence, de descendre de cheval à sa rencontre. Quand on venait pour le saluer, tout le monde devait se ranger du côté droit ; quand on lui présentait une supplique, le texte de la requête devait expressément ne contenir qu’un nombre impair de lignes. Cette tyrannie arithmétique pénétrait même dans la vie privée, et il était également enjoint d’observer le nombre impair dans toutes les actions et dans toutes les paroles. Voilà les plus impérieuses des prescriptions ordonnées de sang-froid par Hakem-Bem-Rillah, troisième khalyfe d’Égypte, et dieu par la grace de son ministre Hamza et par la bonhomie des Druzes.

Quant aux maximes et aux rites de la religion musulmane, Hakem en fit bon marché. Le précepte d’exterminer les infidèles, le jeûne, le rhamadan, les pèlerinages, toutes les coutumes gênantes furent abolies. Ce code relâché séduisit le peuple ; mais cela ne suffisait point : il fallait des prosélytes. Hakem ouvrit donc, dans son palais, une école où l’on apprenait toutes les sciences relatives à la religion, et il munit abondamment cette école d’argent, d’encre, de papier et de plumes. Les élèves devinrent des adeptes ardens, et célébrèrent à l’envi les actions merveilleuses du divin khalyfe, si bien qu’on peut répéter à ce propos le verset du Koran : « Si tous les arbres de la terre étaient des plumes, que la mer fût convertie en encrier, et qu’après elle il y eût encore sept autres mers pareilles, cela serait insuffisant pour écrire tous ses miracles. » Nous l’avons vu, dans la réalité, le règne de Hakem n’avait été qu’un enchaînement monstrueux de forfaits ; ces actes s’étaient passés publiquement, aux yeux de l’Égypte tout entière, et cependant voilà qu’il suffit de quelques intrigans, de quelques illuminés pour imprimer un sceau suprême à ce tyran misérable. Ses flatteurs en firent un dieu : l’ignorance, l’ambition, la crainte, ont maintenu cette foi impie ; le temps et la coutume l’ont consacrée. Cela peut paraître honteux pour l’esprit humain ; mais on ne saurait trop, à la vue des faiblesses populaires, répéter le mot de Vauvenargues : « Il n’y a point de superstition qui ne porte avec elle son excuse, les grands sujets sont pour les hommes le champ des grandes erreurs. » Or, la religion est le couronnement, la fin des choses humaines, et les Druzes n’ont pas été les seuls à se tromper.

Hakem s’aperçut bientôt que, quand on n’est point dieu, il ne faut pas être seul pour créer, pour établir un dogme. Il eut donc recours au sacerdoce, il institua des prêtres. Sa prétendue divinité ne pouvait pas toute seule faire illusion ; il fallait, pour prendre son langage, des satellites à cet astre trop peu resplendissant de lui-même. De là les ministres de la religion unitaire. Ces ministres commandent le respect et l’obéissance, car ils sont les clés de la miséricorde. On en compte cinq spirituels, célestes, inaccessibles, auxquels répondent sur terre cinq ministres corporels qui s’élèvent à ce haut pontificat par des initiations successives. C’est quelque chose de la hiérarchie de l’église triomphante reproduite ici-bas par l’église militante. En opposition aux ministres de vérité, il y a les ministres de l’erreur. Ce sont comme les démons en regard des anges, Ormuz et Ahriman.