Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 21.djvu/743

Cette page a été validée par deux contributeurs.
739
REVUE LITTÉRAIRE.

bien des théodicées plus connues et indulgemment vantées. Tant qu’il s’agit du ciel, les Druzes sont, en somme, assez raisonnables ; mais, dès qu’on arrive sur terre, Hakem et ses folies se retrouvent vite. Selon eux, Dieu s’est manifesté dix fois sous une apparence humaine et en divers lieux, dans la Perse, dans l’Inde, dans l’Yémen, sous la forme tantôt d’un riche propriétaire de chameaux, tantôt d’un constructeur de ports, exerçant divers métiers, même la royauté[1]. Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Mahomet, n’étaient que des prophètes chargés de missions successives ; ils n’ont pas eu le caractère de révélateurs. Dans ses diverses manifestations au contraire, Dieu est tellement uni à la figure humaine, que les actions et les paroles de cette figure sont véritablement les actions et les paroles de Dieu. Hakem est la dernière incarnation de l’être en soi, et les croyans prétendent que, pour cacher modestement sa divinité, il se donna comme un descendant de Mahomet. On le voit, la tradition superstitieuse altère bientôt l’histoire.

Aux yeux des Druzes, les moindres actions de Hakem prennent un sens symbolique. Pourquoi, par exemple, montait-il sur un âne sans selle ? Cela prouve qu’il détruisit et abrogea la loi, car les ânes, dans le texte du Koran, signifient les prophètes qui ont révélé au monde la loi extérieure. Pourquoi portait-il une étoffe de laine noire ? Pour indiquer l’épreuve à laquelle seraient soumis, après lui, ses adorateurs. De son vivant, Hakem voulait déjà qu’on le prît de la sorte au sérieux. C’est en l’an 408 de l’hégyre qu’il commença à répandre la croyance qu’il était dieu, et c’est là aussi la date qui ouvre l’ère chronologique des Druzes. Un imposteur, Darazi, seconda les vues ambitieuses du khalyfe. Tous les argumens de persuasion lui furent bons. Aux crédules il disait que l’ame d’Adam était venue jusqu’à lui ; à d’autres, il prodiguait l’argent ; ailleurs, il séduisait la foule en autorisant l’usage du vin, en légitimant le vice. De son côté, Hamza enseignait en secret le dogme de la divinité de Hakem, et bientôt tout le peuple de l’Égypte et de la Syrie crut fermement que cette vie, pleine d’atrocités sans nom et de caprices insensés, était bien celle d’un dieu fait homme. Aucune appellation, aucune définition, disait Hamza, ne convient à Hakem, et ce n’est que par nécessité et pour se faire comprendre, qu’on emploie, en parlant de lui, des formes usitées parmi les hommes. Que personne, ajoutait l’apôtre, ne dise : « La paix de Dieu soit avec lui ! » Ce serait du polythéisme.

Hakem ne laissa pas à Hamza le soin de son apothéose posthume ; il avait lui-même réglé les formalités de la divine étiquette que l’on devait observer à son égard. La modestie s’en mêlait parfois. Il était défendu de baiser la terre

  1. C’est ainsi, on se le rappelle, que Bouddha affirmait avoir passé par une infinité de formes humaines. Il disait que les ossemens de ses corps, morts durant la suite de ses incarnations, eussent dépassé en volume des planètes entières, et que le sang qu’il avait répandu par suite de ses décapitations successives, formerait une mer plus vaste que l’Océan. Avec les Druzes, on n’est encore qu’en Syrie, et les grandes merveilles orientales commencent plus loin.