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Le Théâtre-Français a eu son succès brillant dans la nouvelle comédie de M. Scribe. L’idée de la Calomnie est aussi courageuse que spirituelle ; on doit remercier l’auteur d’avoir osé dire et su faire accepter au public, si esclave des journaux, bon nombre de vérités assez neuves sur la scène. Il faut convenir pourtant que ceux même qui rient ne se corrigent pas ; un de mes voisins qui applaudissaient le plus, avait le journal le Siècle dans son chapeau. Il y a deux manières de juger cette comédie : ou bien l’on veut, même sur les planches, de la vérité fine, de l’observation fidèle et non outrée des caractères, une vraisemblance continue de ton et de circonstances ; ou bien on se contente d’une certaine vérité scénique, approximative, et à laquelle on accorde beaucoup, moyennant un effet obtenu. Dans le premier cas, on sera assez sévère pour la pièce de M. Scribe ; on adressera à l’auteur plusieurs questions auxquelles il lui serait difficile de répondre. Où a-t-on vu une nigauderie matoise si complète que celle de Coqueney ? Ce n’est, comme le rôle de la marquise, qu’une amusante caricature. Où a-t-on vu, même aux bains de Dieppe, une telle facilité d’aborder le ministre, une telle ouverture à causer, chacun de ses affaires privées, dans la salle commune, une telle crédulité bruyante pour compromettre une jeune fille ? Je pourrais pousser l’interrogatoire bien loin… Et cette importance des propos du garçon de bain ? Et ce ton de vrai commis-voyageur, ce dandinement détestable du vicomte de Saint-André ? Mais il faut prendre garde de paraître pédant, surtout quand on s’amuse. Or, à prendre les choses de ce bon côté, on redevient très indulgent à la pièce. Le second acte a des parties énergiques dans le rôle du ministre ; il en est partout de délicates et de fines dans le rôle de Cécile, surtout au moment où, forcée par la calomnie, elle ose regarder en elle-même et s’avouer son amour pour son tuteur : ce revirement de cœur est traité à merveille. Mais le chef-d’œuvre de la pièce est au quatrième acte, dans la scène où le vicomte de Saint-André, pressé par le ministre et par M. de Guibert, essaie de justifier Cécile sans compromettre en rien Mme de Guibert, laquelle, survenant à l’improviste, se trahit d’un mot, sans s’en douter, aux yeux de son mari et de son frère. Cela est d’un franc comique, et dont l’auteur a tiré tout le parti en le prolongeant. C’est là ce qu’on appelle une situation par excellence. Je m’imagine que M. Scribe, dans beaucoup de ses pièces, n’a trouvé d’abord qu’une situation, à peu près comme le chansonnier qui trouve, avant tout, son refrain ; le reste vient après et s’arrange en conséquence. Pour cette pièce, en particulier, le procédé pourrait bien s’être passé ainsi. Une telle situation étant trouvée, il ne s’est plus agi que de l’encadrer, de l’amener : les quatre actes qui précèdent peuvent sembler un peu longs pour cette fin. Quand M. Scribe, dans sa première manière du Gymnase, procédait par deux actes, l’action courait plus vite, et les préparatifs se voyaient moins. À la première représentation, j’ai entendu comparer la pièce à un bonbon exquis (cette scène du quatrième acte), qui serait enveloppé dans quatre boîtes de carton, et tout au fond de la quatrième. C’est un compliment sévère. Cette pièce de la Calomnie est très commode, par cette dilatation en cinq actes, qui ne sont pas tous également remplis, pour étudier très à nu le procédé et,