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vertit pas tout en or, mais qui rend à tout ce qu’il touche la qualité propre et la vraie valeur, tient de très près à l’esprit poétique, modéré et corrigé comme je l’entends. On a dit quelque part que le poète c’est celui qui ne sait pas, mais qui devine, qui sent et qui rend. Eh bien ! chez M. Ampère, on retrouve à tout moment celui qui devine sous celui qui sait.

On arriverait naturellement à cette conséquence assez singulière, que, sous une telle forme sobre et dissimulée, l’esprit poétique, intime, précis, et en tant qu’il touche aux racines mêmes, existe plus peut-être que dans d’autres manières bien autrement brillantes et spécieuses, où le critique écrivain se rapproche et s’inspire davantage de l’orateur et du peintre.

Cette verve, cette saillie courante et vive qui est le jet de la poésie, M. Ampère en a gardé comme l’impulsion originelle, et il en porte quelque chose au fond jusqu’aux endroits même arides de l’histoire littéraire. Elle est devenue pour lui, à l’état d’étude, un entraînement successif, un sentiment continu et attachant, un voyage ému. Le bon goût spirituel règle l’exécution ; mais ce n’est qu’ardeur et feu dans la recherche.

Je me plais à insister, parce que M. Ampère est un des plus beaux exemples de la combinaison utile des deux vocations après une lutte laborieuse ; il en est sorti une seconde vocation composée, plus vraie, plus ferme et bien assise. Il est bon d’avoir ainsi deux qualités opposées, et comme deux points de départ distans ; cela fait l’'entre-deux qu’exige Pascal, et donne une base certaine pour prendre la haute mesure des choses.

Un autre bel exemple encore à proposer d’une forte combinaison semblable au sein d’un talent, est celui de M. de Tocqueville, lequel, avec le regret natif des anciens jours, est arrivé, comme malgré lui, à l’idée et à l’initiation de la démocratie grandissante. En le lisant je me suis surpris plus d’une fois à penser que rien n’est beau comme le bon sens, lorsqu’il triomphe de la passion qu’on y sent subsister, qu’on y voit s’abaisser et frémir d’un air de noble coursier sous le frein. Nommer M. de Tocqueville près de l’ami qui nous occupe, c’est parler d’un talent de même portée, et comme d’essor fraternel. Tous les deux travaillent à leur manière, philosophiquement ou historiquement, par les prévisions ou par les souvenirs, à orner sur de larges surfaces et à de grandes hauteurs le monument de la société présente qu’ils acceptent, qu’ils saluent non sans réserve, mais qu’ils sont surtout faits eux-mêmes pour honorer.