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POÉTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

de bâtir incessamment, et, pour cela, on entoure souvent de mâsures, bientôt délabrées, quelque édifice heureux sur lequel l’œil se serait arrêté peut-être, si tant de mesquines constructions n’en masquaient la meilleure part. Toutefois, il faut le dire à la louange de M. Lemercier, chez lui c’était une abondance naturelle ; jamais l’art ne fut un métier à ses yeux. Loin de ces préoccupations besogneuses qu’on ne saurait trop flétrir, il a toujours au contraire poursuivi un but idéal qu’il a pu ne pas atteindre, mais qui honore son caractère. Fort d’une conviction plus haute que fondée sans doute, au milieu des habitudes rebelles, des sympathies contraires de son temps, son penchant natif l’a poussé à des innovations qui le feront regarder, en histoire littéraire, comme l’avant-coureur hardi et incomplet de l’école moderne. Il n’est même pas sans similitude avec un autre talent plus éclatant et dont la gloire bien plus bruyante a long-temps servi de drapeau à cette école. Ce n’est également ni l’étendue ni la force qui manquent à M. Hugo : de plus, l’auteur d’Hernani aura été appuyé par les tendances favorables du dehors ; il aura eu le don du rhythme et de la forme, la domination presque absolue d’une langue splendide, d’une langue qu’il manie à son gré, à laquelle il fait faire les plus difficiles évolutions. Malgré cette souveraine faveur, malgré l’incontestable supériorité de son esprit, M. Hugo est-il le messie de cette rénovation littéraire dont, à sa date, M. Lemercier a su être le prophète ? Beaucoup de ses œuvres seront-elles plus durables que beaucoup des œuvres de M. Lemercier ? Les nombreuses concessions que l’auteur d’Agamemnon a faites à l’école de l’empire, tous ces poèmes et ces tragédies oubliés ne sont-ils pas couverts déjà de l’ombre qui attend un jour, bientôt peut-être, les concessions dramatiques faites aussi par M. Hugo aux caprices obstinés d’une fantaisie bizarre ? Pour tout dire, en un mot, la jeune génération qui nous suivra ne sera-t-elle pas pour M. Hugo aussi sévère, je le crains, en d’autres limites, aussi injuste parfois, que l’est la nôtre pour M. Lemercier ?

La nature, éternellement féconde, ne s’est jamais peut-être montrée moins avare de talens littéraires qu’à notre époque ; mais rien ne les tempère, et ce qui manque partout, c’est la mesure, c’est la proportion, c’est cette alliance d’une raison sévère avec l’imagination, qui fait seule le génie. — Heureusement, malgré le nombre déjà effrayant de ses vers, malgré l’inégalité de ton et d’inspiration, M. Hugo vivra par son admirable puissance lyrique : il y a assez de