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même que l’intrigue romanesque de Louis IX a dû plaire au temps où M. Michaud préludait à l’Histoire des Croisades par une préface à la Mathilde de Mme Cottin ; l’Arabe Octaïr est un digne pendant de Maleck-Adel, et parle déjà comme l’Yaqôub de M. Dumas. Mais combien l’ombre aujourd’hui couvre cet entassement multiple de tragédies oubliées ! Si nous n’étions pas au bout, la critique, je le crains, deviendrait ici une énumération de défaites où se détacheraient peu de victoires.

À mesure qu’on avance dans l’étude du monument démesuré auquel M. Lemercier a voulu attacher son nom, on est saisi d’un regret qui revient toujours ; je veux parler de cet idéal long-temps attendu avec assurance, entrevu quelquefois et dont on finit par perdre l’espoir. Les splendeurs de Rome apparaissent à l’horizon ; on y touche presque ; mais la nuit vient, et l’on s’égare dans les maremmes désolées. Pourquoi M. Lemercier en est-t-il si peu sorti ? Pourquoi cet énergique talent a-t-il dispersé sa puissance dans les landes les plus ingrates de l’art ? Secrets impénétrables de notre nature ! Qui donc trace les limites mystérieuses dans lesquelles l’esprit de l’homme est refoulé malgré lui ?

Comprimé de toute manière, rejeté en lui-même par l’influence de son temps, arrêté par ses propres empêchemens, ce talent novateur et incomplet perdit peu à peu son originalité, sa pétulance naturelle, et s’échappa par des voies vulgaires. On ne saurait dire trop de mal de la tragédie de l’empire ; mais il faut rendre justice à tout ce que M. Lemercier y a dépensé de verve et de force, aux scènes remarquables dont il a semé ces concessions trop nombreuses. Que de beaux vers lèvent fièrement la tête au milieu des longues tirades mises à la mode par la philosophie sentencieuse du XVIIIe siècle ! Ne nous acharnons pas d’ailleurs contre ce procédé dramatique. M. Lemercier nous répondrait par le cinquième acte de Frédégonde, où nous retrouverons tout à l’heure quelques éclats de la beauté souveraine. C’est ainsi que le génie déconcerte la critique. Il n’y a d’autre loi absolue dans l’art que la beauté.

Cependant M. Lemercier était de plus en plus contraint dans l’atmosphère impériale, et les lettres suffisaient à peine à satisfaire cette ardente activité qui se dévorait elle-même. La mauvaise humeur de Napoléon durait toujours, et, engagé dans l’opposition, le poète se gardait de faire des avances. On raconte pourtant qu’un jour il fut en députation aux Tuileries avec un assez grand nombre de membres de l’Institut. L’empereur, s’informant poliment des tra-