Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 21.djvu/472

Cette page a été validée par deux contributeurs.
468
REVUE DES DEUX MONDES.

tissant article de M. de Châteaubriand dans le Mercure, « Tacite est déjà né dans l’empire, etc., » il se risquait à imprimer :

Tacite sous le joug du crime
Aiguise déjà son burin.

Ainsi s’était préparée et accumulée à l’avance, à côté de l’admiration extrême pour la gloire du vainqueur de l’Italie, cette haine du despotisme qui éclata dans la lettre du 14 floréal.

L’opposition personnelle de M. Lemercier inquiétait fort peu Bonaparte, comme on peut croire, et ne lui était qu’un très mince obstacle ; mais, par caprice d’amour-propre sans doute, il tenait à triompher de cet âpre caractère, qui lui faisait peut-être craindre beaucoup de semblables résistances. En mai 1804, peu de temps avant l’inauguration impériale, il s’ouvrit même au poète de ses projets de royauté, et ne dédaigna pas, pendant plus de trois heures, de combattre par ses raisonnemens les vives objections de M. Lemercier. Joséphine racontait plus tard que, parmi le petit nombre de paroles amères que lui avait values son ambition, l’empereur avait été blessé profondément des mots de M. Lemercier à sa dernière visite. « Vous vous amusez à refaire le lit des Bourbons… Eh bien ! je vous prédis que vous n’y coucherez pas dix ans. » On a remarqué qu’il n’y coucha, en effet, que neuf ans et neuf mois. Voilà presque le vates antique ; par malheur, les bonnes prophéties ne sauvent pas les mauvais vers.

Arrivé à l’empire, Napoléon se vengea dans l’occasion par des épigrammes, et n’appela plus M. Lemercier que le fanatique. Comme le conquérant, en ses courtes heures de loisir, voulait bien descendre fréquemment à cette petite guerre de ruelle qui lui allait moins que l’autre, l’écrivain, piqué d’amour-propre, riposta par ce quatrain :

Un despote persan appelait fanatique
Un sage Athénien soumis au seul devoir :
« Qui de nous l’est le plus ? dit l’homme de l’Attique ;
J’aime la liberté, comme toi le pouvoir. »

Et les plaisanteries amères continuèrent de part et d’autre. Les journaux alors étaient forcément silencieux, et ne fournissaient pas incessamment, comme aujourd’hui, une pâture à la polémique des conversations ; ces pointes et ces petits évènemens d’intérieur ne faisaient scandale que dans les salons ; on en aiguisait les causeries entre deux bulletins de victoire. La fantaisie admirative de Napoléon