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POÉTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

espèce d’équivoque. » Et à propos de M. Lemercier-Méléagre il mettait insolemment en note : « Auteur d’une tragédie de ce nom et d’un drame intitulé Clarisse Harlowe, qui, n’ayant pas eu grand succès, m’a valu des complimens de doléance que je lui restitue. » Cette confusion de noms dura long-temps encore. Mercier, persistant dans sa haine des homonymes, dit un jour tout haut en une séance publique de l’Institut : « Je reçois beaucoup de lettres adressées à M. Lemercier ; qu’on sache qu’il est plus jeune et qu’il a l’article ». Ce qui fit rire tout l’auditoire.

Après Clarisse Harlowe, M. Lemercier appartint exclusivement aux lettres. Le Brun et Ducis devinrent bientôt ses amis de cœur, et l’aidèrent de leurs conseils et de leur expérience. Il vit souvent aussi, durant les premières années de la révolution, André Chénier, qui fréquentait comme lui le salon de Mme Pourrat, la femme du riche financier. Mais, destiné jeune à la mort, ce fils inspiré de l’Attique, qui butinait, comme une abeille, les moindres fleurs de l’antique Hybla, n’eut pas le temps d’apprécier cet autre talent, grec aussi, mais plutôt spartiate qu’athénien, qui allait se révéler dans Agamemnon. Plus favorisé qu’André, M. Lemercier put souvent causer de la Jeune Captive avec la femme charmante et spirituelle que le poète avait chantée en si admirables vers. Le vœu de la dernière strophe se réalisa même pour lui ; son intime liaison avec la comtesse de Coigny[1] ne cessa qu’en 1820, à la mort de cette personne distinguée et sédui-

  1. Rien de ce qui touche André Chénier n’est indifférent, et la femme chantée dans la Jeune Captive a surtout un intérêt poétique plein de charme furtif et de mystère. Comme André Chénier peut trouver quelque jour ce patient et érudit commentateur que lui souhaitait M. Sainte-Beuve, je crois utile d’indiquer une note nécrologique de M. Lemercier, insérée dans le Moniteur du 25 janvier 1820. On y lit, entre autres choses : « La duchesse de Fleury fut initiée, par sa situation, à tout ce que l’élégance, la délicatesse des bienséances, les graces, donnaient de charme à la cour de Versailles. Depuis que sa séparation d’avec son mari lui fit reprendre le nom de son père, la comtesse de Coigny connut tout ce que la révolution fit naître de plus intéressant, de plus solide, de plus éclairé sur les affaires et sur les personnes qui les avaient dirigées. Sa conversation éclatait en traits imprévus et originaux ; elle résumait toute l’éloquence de Mme de Staël en quelques mots perçans. On a lu d’elle un roman anonyme, qui attache parce qu’elle l’écrivit d’une plume sincère et passionnée… Nous l’avons perdue le 17 janvier 1820. » — Par malheur, le roman dont parle M. Lemercier, et dans lequel les admirateurs du poète eussent cherché avec charme quelques accens de la Jeune Captive, n’a pas été imprimé ; et remis, ainsi que des Mémoires fort curieux sur la révolution, entre les mains de Mme Talleyrand, il paraît avoir été détruit.