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d’office devant un cercle de six ou sept personnes, le cœur lui aurait failli. L’effroi de la solennelle harangue l’empêcha toujours d’être de l’Académie Française. Nicole était ainsi et n’aurait pu prêcher ni soutenir une thèse. Un des traits du moraliste est dans cette observation à la dérobée, dans cette causerie à mi-voix. Montesquieu dit quelque part que, s’il avait été forcé de vivre en professant, il n’aurait pu. Combien l’on conçoit cela de moralistes surtout, comme La Rochefoucauld, comme Nicole ou La Bruyère ! Les Maximes sont de ces choses qui ne s’enseignent pas : les réciter devant six personnes, c’est déjà trop. On n’accorde à l’auteur qu’il a raison, que dans le tête-à-tête. À l’homme en masse, il faut plutôt du Jean-Jacques ou du La Mennais[1].

Les Réflexions ou Sentences et Maximes morales, parurent en 1665. Douze ans s’étaient écoulés depuis la vie aventureuse de M. de La Rochefoucauld et ce coup de feu, sa dernière disgrace. Dans l’intervalle, il avait écrit ses Mémoires qu’une indiscrétion avait divulgués (1662), et auxquels il dut opposer un de ces désaveux qui ne prouvent rien[2]. Une copie des Maximes courut également, et s’imprimait en Hollande. Il y para en les faisant publier chez Barbin. Cette première édition, sans nom d’auteur, mais où il est assez désigné, renferme un Avis au Lecteur très digne du livre, un Discours qui l’est

  1. M. de La Rochefoucauld n’était pas sans se rendre très bien compte, sous d’autres noms, de ces différences. Segrais (en ses Mémoires anecdotes) raconte ceci : « M. de La Rochefoucauld était l’homme du monde le plus poli, qui savait garder toutes les bienséances, et surtout qui ne se louait jamais. M. de Roquelaure et M. de Miossens avaient beaucoup d’esprit, mais ils se louaient incessamment : ils avaient un grand parti. M. de La Rochefoucauld disait en parlant d’eux, bien loin pourtant de sa pensée : « Je me repens de la loi que je me suis imposée de ne me pas louer ; j’aurais beaucoup plus de sectateurs si je le faisais. Voyez M. de Roquelaure et M. de Miossens, qui parlent deux heures de suite devant une vingtaine de personnes en se vantant toujours ; il n’y en a que deux ou trois qui ne peuvent les souffrir, et les dix-sept autres les applaudissent et les regardent comme des gens qui n’ont point leurs semblables. » Si Roquelaure et Miossens avaient mêlé à leur propre éloge celui de leurs auditeurs, ils se seraient encore mieux fait écouter. Dans un gouvernement constitutionnel, où il faut tout haut se louer quelque peu soi-même (on en a des exemples) et louer à la fois la majorité des assistans, on voit que M. de La Rochefoucauld n’aurait pu être autre chose que ce qu’il fut de son temps, un moraliste toujours.
  2. Il fallait aller au-devant du mécontentement de M. le Prince pour certains passages où il était touché. Il y avait d’autres mécontentemens plus violens de personnages secondaires, qui pourtant n’auraient pas laissé d’embarrasser : on en peut prendre idée par la furieuse colère du duc de Saint-Simon, racontée dans les Mémoires de son fils, tom. I, page 91.