Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 21.djvu/168

Cette page a été validée par deux contributeurs.
164
REVUE DES DEUX MONDES.

mité comme une lancette de vétérinaire, de sorte qu’en frappant sur le manche avec un petit bâton, on ouvrait la peau et on l’incisait assez profondément. L’instrument allant jusqu’au vif, le sang coulait en abondance, mais les femmes l’essuyaient avec des étoffes de lin. Pour ce travail délicat, les naturels se servent de divers instrumens, tantôt d’un os d’albatros, tantôt d’une dent de requin. L’opération est des plus douloureuses, et cependant je ne poussai pas un cri, bien qu’elle se prolongeât durant quatre heures. J’ignore quelle pensée présidait à la distribution des figures, mais elles étaient harmonieusement et régulièrement dessinées. Quand le travail fut achevé, les femmes me conduisirent vers la rivière en me guidant par la main, car j’étais devenu complètement aveugle. Nous étions alors à la fois tatoués et taboués, c’est-à-dire sacrés. On ne devait pas nous toucher, et nous-mêmes nous ne devions toucher à rien. Les femmes avaient seules le droit de porter des vivres à notre bouche. Elles se montrèrent attentives, douces, vigilantes, empressées. Grace à leurs soins, au bout de trois jours mes souffrances étaient apaisées. Je recouvrai d’abord la vue, et au bout de quelques semaines il ne me restait plus de cette rude secousse que les traces indélébiles empreintes sur mon corps. »

Bientôt Rutherford sut à quoi s’en tenir sur ses fonctions auprès du chef indigène. Durant les hostilités il était guerrier, chasseur et pêcheur durant les trêves. Un fusil et des munitions provenant du dernier pillage lui furent confiés, et il trompa l’ennui et l’oisiveté en tuant quelques ramiers et quelques cochons sauvages. Un seul évènement douloureux assombrit cette première période de sa captivité. Son compagnon fut immolé pour une violation puérile de la loi du tabou. Une vieille parente du chef étant morte après avoir mangé des patates pelées par mégarde avec le couteau d’un blanc, les prêtres et les médecins du pays déclarèrent que ce blanc devait mourir. En vain Rutherford essaya-t-il d’intervenir et d’excuser son malheureux camarade. La loi était inflexible : l’Européen fut sacrifié. Dans le même moment, on célébrait avec une grande pompe les funérailles de la morte. Le cadavre, porté dans la campagne, avait été adossé à un poteau et revêtu de magnifiques nattes. Le visage fut enduit d’une couche d’huile de requin ; la tête fut couronnée de feuilles de phormium et ornée de plumes blanches. Aux premières décharges de la mousqueterie, les populations accoururent de tous les environs, et, s’agenouillant devant le cadavre, elles se dépouillèrent de leurs nattes et se déchirèrent les chairs jusqu’à en faire jaillir le sang. Un festin