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leurs vieux pères sous le bras, les mères leurs enfans ; et, sur le seuil, un commissaire, tenant l’arrêté départemental à la main, leur délivrait ce que l’on donnait en aumône à la famille chassée. C’était un lit, douze chaises, une armoire ; à chaque enfant, trois chemises et son berceau ! Quant aux moyens de vivre, l’administration devait régler plus tard ce que l’on accorderait à chacun sur les revenus de ses propriétés saisies. Si, près de voir se fermer derrière lui les portes de sa propre demeure, quelque vieux gentilhomme demandait amèrement aux commissaires où il trouverait un abri sûr pour ses derniers jours, ceux-ci montraient en souriant l’arbre de la liberté récemment planté devant le seuil du manoir confisqué par la nation. La révolution avait atteint ses dernières conséquences : traitée en ennemie par toute l’Europe monarchique, la France avait accepté cette hostilité en se faisant une constitution et des intérêts politiques à part. La république venait d’être proclamée. La mort du roi suivit de près. Une fois engagé dans cette route, la pente était fatale, et il fallait la suivre.

Les villes de la Bretagne, à deux ou trois exceptions près, acceptèrent franchement les nécessités révolutionnaires ; mais la haine des royalistes s’en accrut. L’insurrection était menaçante dans le Poitou, le Maine et l’Anjou. Le Morbihan, la Loire-Inférieure, s’agitaient sourdement. Le Finistère, plus tranquille, grace à l’habileté de ses administrateurs, donnait cependant des inquiétudes. Quant aux départemens d’Ille-et-Vilaine et des Côtes-du-Nord, c’était là que se trouvait le foyer même de la conspiration. On en désignait les chefs, sans avoir de preuves pourtant. C’étaient les Picot de Limoëlan, les Dubuat, les Molien, les Loquet de Granville, les Desilles, les Guyomarais, et, par-dessus tout, le sieur Tuffin de La Rouërie, promoteur et lien de ce grand complot.

Cet homme, auquel il ne manqua que de mourir un peu plus tard pour jouer, en Bretagne, le même rôle que Charrette en Vendée, avait été d’abord officier des gardes françaises. Amoureux de l’imprévu, fécond en expédiens, corrompu et romanesque à la fois, il avait menacé un instant de finir comme de Rancé, après avoir vécu comme Faublas. Il allait prononcer ses vœux de trappiste, lorsque je ne sais quel vent lui apporta les bruits de la guerre d’Amérique. Il dépouilla aussitôt sa robe de moine, laissa pousser ses cheveux, et alla combattre les Anglais sous le nom du colonel Armand. Accueilli en France, à son retour, par des acclamations, il reçut officiellement du ministre l’ordre de ne point paraître à la cour, et officieusement