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Ces écoles audacieuses sont d’abord comme un torrent qui passe ; les gens établis dans l’ancienne idée se révoltent et se garent. Attendez ! le torrent a passé : on l’enjambe bientôt, non sans ramasser les débris et les troncs d’arbres charriés. Esprits riverains, ne méprisons pas les torrens : le premier ravage passé, ils font alluvion sur nos rivages.

M. Leclerc nous pardonnera d’être un peu plus indulgent que lui pour Niebuhr, à qui nous sommes redevables d’un service qu’il n’est pas en mesure de reconnaître aussi bien que nous : je veux parler de l’ouvrage même de M. Leclerc. Les critiques comme Niebuhr, ces provocateurs d’idées et de génie, servent à faire produire en définitive aux doctes judicieux et ingénieux ces écrits qui, sans eux et leur assaut téméraire, ne seraient peut-être jamais sortis. C’est comme le produit net du débat : après quoi la clôture.

Il est impossible, ce nous semble, d’apporter une érudition plus complète, mieux munie de tous les textes, de les mieux colliger, épuiser et discuter, de les passer à un creuset plus sévère que M. Leclerc ne l’a fait. En quelques rares endroits, si je l’osais remarquer, son raisonnement, en faveur de l’authenticité historique qu’il soutient, m’a paru plus spécieux que fondé, comme quand il dit par exemple : Les premiers siècles de Rome vous sont suspects à cause de la louve de Romulus, des boucliers de Numa, du rasoir de l’augure, de l’apparition de Castor et Pollux… ; effacez donc alors de l’histoire romaine toute l’histoire de César, à cause de l’astre qui parut à sa mort, dont Auguste avait fait placer l’image au-dessus de la statue de son père adoptif, dans le temple de Vénus[1]. » Une fable qu’on aura accueillie dans une époque tout avérée et historique ne saurait en aucune façon la mettre au niveau des siècles sans histoire et où l’on ne fait point un pas sans rencontrer une merveille. Ail-

    de maligne bonhomie, si les plus jolies pièces de ces jeunes gens eussent été conservées dans les Archives, et si, au bout de quelques siècles, on les eût prises pour des relations. Que sait-on si la plupart des anciennes fables ne doivent pas leur origine à quelque coutume de faire louer les anciens héros le jour de leur fête et de conserver les pièces qui avaient paru les meilleures ? Ces bonnes pièces, ces bonnes copies, comme on dit dans les classes, c’est une manière plus prosaïque d’exprimer la même chose qu’on a depuis appelée magnifiquement du nom d’épopées. Mais tout ce scepticisme, avant Niebuhr, n’était pas sorti d’un cercle restreint ; il souriait silencieusement au bas d’une note de Bayle, ou se jouait avec l’abbé Barthélemy dans le salon de Mme de Choiseul ; il s’enfermait avec Pouilly et Lévesque au sein de l’Académie des Inscriptions ; maintenant il s’est produit en plein jour et a passé à l’état vulgaire. Cette vaste tentative d’incendie par les Germains l’a tout d’un coup trahi de toutes parts et éclairé.

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