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LES JOURNAUX CHEZ LES ROMAINS.

teur ingénieux qui voulait se soustraire au long travail de l’historien. Dirait-on cela de Tite-Live, si Niebuhr, ce téméraire provocateur, n’était pas venu ?

Un Allemand de beaucoup de savoir et d’esprit, le docteur Hermann Reuchlin, le même qui fait en ce moment là-bas une histoire de Port-Royal, comme moi ici, et qui me devancera, je le crains bien, me disait un jour : « Vous autres catholiques, quand vous allez à la recherche et à la discussion des faits, vous êtes toujours plus ou moins comme une troupe qui fait sa sortie sous le canon d’une place et qui n’ose s’en écarter. Nous autres, protestans, nous osons charger à fond à la baïonnette. » J’aurais pu lui répondre : « Oui, mais prenez garde qu’en devenant victorieux, et l’ennemi chassé, vous ne vous trouviez tout juste à la place qu’il occupait auparavant. » M. Quinet a très bien démontré cela pour les théologiens qui, à leur insu, ont préparé Strauss. Or, en ce siècle, et dans toutes les questions, on est chacun plus ou moins protestant, je veux dire qu’après bien des débats avec l’adversaire, on court fortement risque d’être amené tout proche du camp que l’autre occupait. Les critiques à idées poussent trop loin ; en attendant, les critiques judicieux et sages font du chemin : le juste milieu se déplace. Le succès le plus grand de la plupart des révolutions, en littérature comme en politique, n’est guère peut-être que cela : faire tenir compte aux autres de certains résultats, en passant soi-même pour battu. Niebuhr, dans sa défaite sur le mont Aventin, me fait un peu l’effet d’être battu comme La Fayette en 1830, non sans avoir obtenu bien des choses. Grace à lui, l’histoire des premiers siècles de Rome est à refaire, ou mieux il demeure prouvé, je pense, qu’on ne saurait la refaire. Le docte et habile M. Leclerc, en rétablissant l’authenticité de cette histoire en général, ne nous dit pas en détail ce qu’il continue d’en croire. Là est l’embarras vraiment. Niebuhr, dans sa tentative de reconstruction, a erré et rêvé ; mais, à ne prendre ses hypothèses que philosophiquement et comme manière de concevoir une première Rome autre que celle de Rollin, elles demeureront précieuses et méritoires aux yeux de tous les libres esprits[1].

  1. M. Leclerc rappelle très bien et cite l’agréable plaisanterie de l’abbé Barthélemy, où, sous le titre d’Essai d’une nouvelle Histoire romaine, il montre qu’il ne croit à peu près rien des premiers siècles de l’ancienne. Bayle, dans l’article Tanaquil de son Dictionnaire, après avoir soigneusement déroulé le tissu de contes qui se rattachent à cette princesse, ajoute que si l’on avait fait faire à de jeunes écoliers des amplifications sur des noms de personnages héroïques, et qu’on eût introduit ensuite toutes ces broderies dans le corps de l’histoire, on n’aurait guère obtenu un résultat plus fabuleux. « Cela eût produit de très grands abus, dit-il avec son air