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PAULINE.


II.

Cependant, lorsqu’au coup de midi l’aveugle s’éveilla, Pauline savait déjà toute la vie de Laurence, même ce qui ne lui avait pas été raconté, et cela plus que tout le reste peut-être, car les personnes qui ont vécu dans le calme et la retraite ont un merveilleux instinct pour se représenter la vie d’autrui pleine d’orages et de désastres qu’elles s’applaudissent en secret d’avoir évités. C’est une consolation intérieure qu’il leur faut laisser, car l’amour-propre y trouve bien un peu son compte, et la vertu seule ne suffit pas toujours à dédommager des longs ennuis de la solitude.

— Eh bien ! dit la mère aveugle en s’asseyant sur le bord de son lit, appuyée sur sa fille, qui donc est là près de nous ? Je sens le parfum d’une belle dame. Je parie que c’est Mlle Ducornay, qui est revenue de Paris avec toutes sortes de belles toilettes que je ne pourrai pas voir, et de bonnes senteurs qui nous donneront la migraine.

— Non, maman, répondit Pauline, ce n’est pas Mlle Ducornay.

— Qui donc ? reprit l’aveugle en étendant le bras. — Devinez, dit Pauline en faisant signe à Laurence de toucher la main de sa mère.

— Que cette main est douce et petite ! s’écria l’aveugle en passant ses doigts noueux sur ceux de l’actrice. Oh ! ce n’est pas Mlle Ducornay, certainement. Ce n’est aucune de nos dames, car quoi qu’elles fassent, à la patte on reconnaît toujours le lièvre. Pourtant je connais cette main-là. Mais c’est quelqu’un que je n’ai pas vu depuis long-temps. Ne saurait-elle parler ? — Ma voix a changé comme ma main, répondit Laurence, dont l’organe clair et frais avait pris, dans les études théâtrales, un timbre plus grave et plus sonore. — Je connais aussi cette voix, dit l’aveugle, et pourtant je ne la reconnais pas. Elle garda quelques instans le silence sans quitter la main de Laurence, en levant sur elle ses yeux ternes et vitreux, dont la fixité était effrayante. — Me voit-elle ? demanda Laurence bas à Pauline. — Nullement, répondit celle-ci, mais elle a toute sa mémoire, et d’ailleurs notre vie compte si peu d’évènemens, qu’il est impossible qu’elle ne te reconnaisse pas tout à l’heure. À peine Pauline eut-elle prononcé ces mots, que l’aveugle, repoussant la main de Laurence avec un sentiment de dégoût qui allait jusqu’à l’horreur, dit de sa voix sèche et cassée : — Ah ! c’est cette malheureuse qui joue la co-