Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/820

Cette page a été validée par deux contributeurs.
816
REVUE DES DEUX MONDES.

voyages. Quant à la personne qu’escortaient ces deux laquais, elle descendit lentement sur le pavé humide et froid, secoua sa pelisse doublée de martre et prit le chemin de la cuisine sans proférer une seule parole.

C’était une jeune femme d’une beauté vive et saisissante, mais pâlie par la fatigue. Elle refusa l’offre d’une chambre, et, tandis que ses valets préférèrent s’enfermer et dormir dans la berline, elle s’assit, devant le foyer, sur la chaise classique, ingrat et revêche asile du voyageur résigné. La servante, chargée de veiller son quart de nuit, se remit à ronfler, le corps plié sur un banc et la face appuyée sur la table. Le chat, qui s’était dérangé avec humeur pour faire place à la voyageuse, se blottit de nouveau sur les cendres tièdes. Pendant quelques instans, il fixa sur elle des yeux verts et luisans pleins de dépit et de méfiance ; mais peu à peu sa prunelle se resserra et s’amoindrit jusqu’à n’être plus qu’une mince raie noire sur un fond d’émeraude. Il retomba dans le bien-être égoïste de sa condition, fit le gros dos, ronfla sourdement en signe de béatitude, et finit par s’endormir entre les pattes d’un gros chien qui avait trouvé moyen de vivre en paix avec lui, grace à ces perpétuelles concessions que, pour le bonheur des sociétés, le plus faible impose toujours au plus fort. La voyageuse essaya vainement de dormir. Mille images confuses passaient dans ses rêves et la réveillaient en sursaut. Tous ces souvenirs puérils qui obsèdent parfois les imaginations actives, se pressèrent dans son cerveau et s’évertuèrent à le fatiguer sans but et sans fruit, jusqu’à ce qu’enfin une pensée dominante s’établit à leur place.

Oui, c’était une triste ville, pensa la voyageuse, une ville aux rues anguleuses et sombres, au pavé raboteux ; une ville laide et pauvre comme celle-ci m’est apparue à travers la vapeur qui couvrait les glaces de ma voiture. Seulement il y a dans celle-ci un ou deux, peut-être trois réverbères, et là bas il n’y en avait pas un seul. Chaque piéton marchait avec son fallot après l’heure du couvrefeu. C’était affreux, cette pauvre ville, et pourtant j’y ai passé des années de jeunesse et de force ! J’étais bien autre alors !… J’étais pauvre de condition, mais j’étais riche d’énergie et d’espoir. Je souffrais bien ! ma vie se consumait dans l’ombre et dans l’inaction ; mais qui me rendra ces souffrances d’une ame agitée par sa propre puissance ? Ô jeunesse du cœur ! qu’êtes-vous devenue ?… Puis, après ces apostrophes un peu emphatiques que les têtes exaltées prodiguent parfois à la destinée, sans trop de sujet peut-être, mais par suite d’un besoin