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LETTRES DE GANS.

mais en les dégageant du même coup de je ne sais combien de fausses illusions. D’un autre côté aussi, on ne croyait plus en 1835 que l’affranchissement des règles d’Aristote et même de la censure pût régénérer notre littérature et faire éclore des milliers de génies étouffés sous le joug. En 1835, nous étions, hélas ! arrivés à la sagesse, qui ressemble toujours un peu au désenchantement. Voilà pour l’état des esprits, et, quant à l’action, nous réprimions les émeutes et nous tâchions de développer la prospérité intérieure du pays. Or, la sagesse et le bonheur domestique sont choses excellentes pour qui en jouit, mais très monotones pour qui les regarde de loin. Il n’y a point là de spectacle dramatique, il n’y a même point là d’occasion de faire quelque grand système. Le train paisible et doux du bonheur domestique exclut la poésie et la logique. La philosophie de l’histoire ne sait où se prendre quand elle est tout d’un coup transportée au milieu d’une pareille société ; ce n’est qu’au bout d’un certain temps, et après quelques années de durée, que le bonheur et la prospérité des peuples qui vivent tranquilles et calmes, deviennent, vus à distance, quelque chose de beau et de grand, pourvu toutefois, je me hâte de le dire, que les peuples ne soient calmes et heureux que par l’effet de leur raison et de leur volonté, pourvu qu’ils restent toujours indépendans et libres. Tel est le genre de bonheur que la France cherche à se faire depuis bientôt dix ans, un bonheur qui ne coûte rien à son indépendance et à sa liberté ; et comme nous y parvenons peu à peu, en dépit de beaucoup de plaintes et de tracasseries, Gans, dans les dernières années de sa vie, se convertissait aussi peu à peu à ce nouveau genre de grandeur.

Il y avait plusieurs causes à cette conversion : d’abord cela commençait à devenir suranné d’attaquer la France et de calomnier son esprit de prudence et de modération. Tous les partis faisant cela depuis cinq ou six ans, l’esprit de Gans, qui aimait à marcher en avant plutôt qu’en arrière, se lassait de ce radotage convenu. De plus, comme l’expérience semblait condamner les prédictions de sa mauvaise humeur, comme la France persistait dans sa conduite politique, et ne s’en trouvait pas plus mal, cette conduite prenait aux yeux de Gans, aux yeux de l’ancien disciple d’Hegel, l’autorité du succès, c’est-à-dire de quelque chose qui avait sa raison d’être, et qu’il fallait approuver. Aussi, obsédé par ses doutes, il revint en France en 1837, et cette fois il voulut voir quelques-unes de nos grandes villes de province. À son retour, il passa par Paris, et c’est