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baie vers laquelle ils se dirigeaient, ils se laissèrent guider par le bruit de la lame tombant sur un banc de rochers et atteignirent heureusement une petite île. Deux jours après, la brume s’étant éclaircie, ils se préparèrent à joindre le navire ; mais bientôt le brouillard trompa de nouveau leur attente. Dépourvus d’instrumens et ne sachant de quel côté se diriger, ils s’abandonnèrent à la Providence, et parvinrent encore à aborder dans une île. Le lendemain, à leur grande joie, ils aperçoivent le navire à une distance de quelques milles ; ils courent à la hâte dans leur bateau et se mettent à ramer, lorsque le vent se lève, le navire part et disparaît à leurs yeux. Le soir, les malheureux, épuisés de faim, accablés de fatigue, sont obligés de relâcher sur une côte. Pendant la nuit, un orage violent éclate, et le navire s’éloigne. Deux jours après cependant, ils s’en allaient d’île en île, cherchant s’ils ne le découvriraient pas ; mais tout fut inutile : ils revinrent sur une côte où ils avaient trouvé trois cabanes, et résolurent de s’y installer pour passer l’hiver. Jusque-là ils n’avaient vécu que de chair de morse abandonnée sur la grève. Un jour même ils en étaient venus à regretter cette nourriture corrompue, car ils n’avaient trouvé pour tout aliment que du cochléaria. Ils parvinrent enfin à surprendre quelques morses vivans, et éprouvèrent une singulière jouissance à manger cette chair fraîche. Un matin ils étaient allés à la pêche avec leur bateau, et le sort les avait favorisés : ils avaient tué plusieurs morses et se préparaient à regagner leur cabane. En ce moment, les glaçons flottans, qui s’étaient rapprochés peu à peu, se rejoignirent et leur fermèrent le passage. Ils ne voyaient devant eux qu’une masse de glace compacte et leur île dans le lointain. Ils eussent pu l’atteindre en abandonnant leur bateau et leur pêche ; mais c’était là une perte à laquelle ils n’avaient pas la force de se résoudre. L’idée leur vint qu’un coup de vent pourrait bien ouvrir le passage qu’un coup de vent avait fermé. Dans cet espoir, ils tirèrent leur bateau, leurs morses sur la glace, et attendirent. Ils restèrent là deux jours, courant de long en large pour se réchauffer, et souffrant horriblement du froid et des tourbillons de neige que le vent chassait contre eux. À la fin, ne pouvant plus se tenir debout, ils se couchèrent sur la glace, hors d’état de faire la moindre tentative pour se sauver, et résignés à mourir. Au moment où ils s’abandonnaient ainsi à leur désespoir, ils sentirent que les glaces commençaient à se mouvoir ; bientôt ils les virent se fendre, s’écarter ; ils remirent leur barque à flot et regagnèrent leur demeure.

Ces matelots avaient été abandonnés au mois de septembre. Au commencement de novembre, la mer fut envahie par les glaces, et l’hiver leur apparut dans toute sa rigueur. Ils se firent une lampe avec le fond d’une bouteille ; la graisse de morse leur servait d’huile, et une corde leur servait de mêche. Ils firent des aiguilles avec de vieux clous, du fil avec des bouts de câble, et se façonnèrent des vêtemens avec des peaux d’animaux. Après avoir ainsi pourvu aux premières nécessités de la vie, ils cherchèrent un moyen de se distraire, car les heures leur semblaient horriblement longues. Ils fabriquèrent des cartes avec des planchettes sur lesquelles ils gravaient un signe de convention, et,