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EXPÉDITION AU SPITZBERG.

sardonique. Le cygne, si beau à voir passer dans les plaines d’Islande, et le lagopède, habitant des neiges du Dovre, ne viennent pas jusqu’au Spitzberg. Les ours blancs sont rares : on ne les voit apparaître dans ces parages qu’en hiver ; l’été ils ne s’éloignent pas des glaces. Les renards sont plus fréquens : nos compagnons de voyage en ont tué plusieurs bleus et blancs ; mais ils sont beaucoup plus petits que ceux d’Islande et du Finmark. Il y a aussi des rennes dans certaines parties du Spitzberg ; on ne les rencontre pas le long des côtes ; ils sont sauvages et très difficiles à approcher. Personne ne pourrait dire comment ces animaux subsistent ; on ignore de quoi ils se nourrissent en été ; c’est bien pire en hiver.

Dès le lendemain de notre arrivée, toutes nos embarcations sillonnaient la baie, et tous les matelots étaient en mouvement. Le maître charpentier dressait sur le bord de la presqu’île l’observatoire destiné à faire des expériences de magnétisme ; un peu plus loin, le voilier posait deux tentes, l’une pour nous servir d’abri contre le mauvais temps, l’autre pour protéger les instrumens. Le météorologue installait de tous côtés ses baromètres et ses thermomètres ; le géologue s’armait de son marteau de chasseur, de son fusil, et les peintres, plus occupés encore que nous tous, ne savaient par où commencer, tant il y avait autour d’eux de points de vue nouveaux, de sites pittoresques, de scènes admirables.

Pour moi, je ne me lassais pas de contempler ce grand panorama qui se déroulait autour de nous sous un aspect si grandiose, et dont les teintes, les couleurs, les formes mêmes, variaient à chaque instant. Parfois on ne voyait qu’un ciel sombre, ou une mer de brouillards flottant sur une autre mer. Le fond de la baie, les plateaux de neige, les cimes des montagnes, tout était inondé d’une vapeur ténébreuse, sans lumière et sans reflet. À travers cette ombre épaisse, on ne distinguait que des masses confuses, des chaînes de rocs interrompus, des cimes brisées, une terre sans soleil, une nature en désordre, une image du chaos. Si dans ce moment le vent venait à ébranler les parois des montagnes de glace, on entendait l’avalanche tomber avec un fracas semblable à celui du tonnerre, et ce bruit sinistre au milieu de l’obscurité, cette chute d’une masse pesante dont les éclats scintillaient dans l’ombre comme des étincelles de feu, tout portait dans l’ame une impression de terreur indéfinissable. Mais, lorsque le soleil venait à reparaître, c’était une magnifique chose que de voir sortir de la brume toutes les montagnes avec leurs pics élancés, et les plateaux de neige sans ombre et sans tache, et les glaciers qui, en reflétant les rayons de lumière, prenaient tour à tour des teintes d’un bleu transparent comme le saphir, d’un vert pur comme l’émeraude, et brillaient de tous côtés comme les facettes d’un diamant. Vers le soir, les nuages remontaient à la surface du ciel ; une ombre mélancolique s’étendait au loin. Une brise du nord ridait la surface de la mer comme une pensée de tristesse qui tout à coup surprend et trouble un cœur paisible. Le soleil disparaissait peu à peu dans les plis ondoyans de la brume, et ne projetait plus à l’horizon qu’une lueur