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des cimes dentelées comme une scie, des rocs noirs et humides traversés par de larges ruisseaux de neige qui tombent du haut de la montagne comme des bandeaux d’argent, se déroulent à sa base et s’étendent au loin comme un lac ; des glaciers dont les parois, battues par les flots, labourées par le vent et crevassées par la chaleur, ressemblent à des remparts ouverts et sillonnés par le canon ; des plateaux de neige fuyant comme une route lointaine entre les montagnes ; et devant nous la mer, la mer sombre et terrible, où nul autre bruit ne résonne que le sifflement de la raffale et le cri douloureux du goëland, — cet oiseau dont le nom en langue bretonne signifie pleureur, — où l’on ne voit que l’écume des vagues soulevées par l’orage et les blocs de glace emportés par le vent.

Sur les montagnes, on ne trouve qu’une mousse noire et humide, qui n’a point de racine dans le sol, et se détache comme une motte de terre dès qu’on y pose le pied. Dans quelque creux de vallée, parfois le botaniste découvre encore la renoncule à tête jaune, le pavot blanc, le saxifrage débile, le lichen jaune, dont la racine est entourée d’une couche de glace ; l’azalea, cette fidèle fleur des montagnes, cette dernière parure des terres les plus arides, ne croît pas même ici. M. Ch. Martins a cherché vainement autour de la baie deux fleurs qui éclosent encore à Bellsound : la sylène avec ses petites clochettes roses, et la dryade à huit pétales. Il a trouvé la phipsia algida, mais flétrie par le froid et condamnée à ne plus fleurir. Les montagnes ne sont que des rocs nus, et les plaines, des terres marécageuses sans plantes et sans verdure. Mais lorsque le vent vient à balayer la surface de la neige, on aperçoit une végétation mystérieuse qui se cache sous sa froide enveloppe : c’est la neige rouge, composée d’une multitude de petites plantes qu’on ne distingue qu’au microscope ; puis la neige verte, qui, d’après l’opinion d’un naturaliste, n’est qu’une transformation de la neige rouge, et dans laquelle on aperçoit des animaux infusoires qui se nourrissent de cette plante, comme les animaux herbivores des plantes de la prairie.

Sur les bords de la mer, on ne voit flotter ni varechs, ni goémons. La grève est triste comme la montagne ; l’espace est désert. Partout la solitude et partout un silence solennel qui saisit l’ame comme un silence de mort. Parfois seulement on aperçoit un phoque qui vient se poser sur un banc de glace, et tourne autour de lui ses grands yeux verts étonnés, parfois un dauphin blanc qui fait jaillir autour de lui des flots d’écume, puis plonge tout à coup et disparaît. Il n’y a de vie que sur certains endroits de la plage et sur certaines sommités. Là est le goéland, vautour de la grève, le stercoraire, moins fort en apparence, mais plus vorace et plus courageux, qui le poursuit pour lui enlever sa proie ; la jolie mouette blanche, qui du bout de son aile effleure à peine la vague orageuse ; le guillemot aux pattes rouges et au plumage noir ; le pétrel, qui semble se plaire dans le bruit de la tempête ; l’eder, qui dépose sur le roc aride son précieux duvet, et la godde, dont le cri ressemble à un ricanement, comme si l’oreille de l’homme ne devait entendre ici qu’un soupir de douleur ou un rire