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EXPÉDITION AU SPITZBERG.

viendrions encore poser notre tente de voyageur sur ces rives peu connues, puis nous pensions que nous allions bientôt retrouver à Hammerfest d’autres physionomies non moins honnêtes et non moins amicales, et lorsque enfin nous évoquions les grandes scènes du Spitzberg, le désir de voir remplaçait déjà dans notre cœur le regret du moment, et nous regardions avec joie les voiles s’enfler au vent du sud.

Nous étions partis le 1er juillet. Le 10, après des jours de calme, d’orage, d’espoir, de crainte, et toutes les vicissitudes ordinaires d’un voyage maritime, nous vîmes, par un beau soleil, s’élever au-dessus d’une mer bleue et pure les montagnes couvertes de neige qui entourent Tromsœ et bordent la côte septentrionale du Finmark. Je m’élançai sur les enflèchures, je montai dans la hune pour mieux reconnaître ces pics si élevés et si brillans. Pour moi, ce n’était pas seulement un point de vue pittoresque, un grand tableau, curieux à contempler dans son ensemble et dans ses nuances ; c’était une terre qui éveillait au fond de ma pensée une foule de souvenirs. C’était là que l’année dernière j’avais passé des jours de bonheur à rêver sur la grève, à gravir au sommet des rocs les plus aigus, à m’en aller tantôt à pied, tantôt en bateau, d’un côté à l’autre, d’une cabane de pêcheur à une tente de Lapon. Je rappelais dans ma mémoire les noms de tous ceux qui, dans le cours de ces explorations, m’avaient tendu une main affectueuse ; je me demandais s’ils aimeraient à reconnaître l’étranger qui n’avait jamais fait qu’accepter leurs services sans leur en rendre aucun ; et à peine avions-nous posé le pied sur la rade de Hammerfest, que je voyais venir à notre rencontre le digne prêtre qui m’avait associé l’année précédente à toutes ses courses, le médecin qui nous avait généreusement donné le résultat de ses observations dans le Nord, et les marchands qui avaient mis tant de zèle et d’intelligence à satisfaire nos désirs. « C’est, dit M. de Châteaubriand, un privilége du voyageur de laisser après lui beaucoup de souvenirs, et de vivre dans le cœur des étrangers quelquefois plus long-temps que dans la mémoire de ses amis. »

Nous ne voulions que passer à Hammerfest, mais nous nous laissâmes, comme la première fois, entraîner par l’aspect de cette nature étrange et par l’étude de cette population rejetée aux limite de l’Europe. Les Lapons, attirés par un sentiment de curiosité se réunissaient chaque soir auprès de notre demeure. Il ne fallait qu’un verre d’eau de vie pour les faire entrer et les soumettre à notre volonté. Tandis que les dessinateurs s’essayaient à retracer leurs physionomies, leurs attitudes, leurs vêtemens, le naturaliste les toisait et prenait avec le céphalomètre les dimensions de leur tête. Pour moi, j’aimais à renouveler connaissance avec ceux que j’avais déjà rencontrés, à les interroger sur leur famille, sur leur vie depuis la pêche dernière. La plupart n’avaient fait que suivre sans accident le cours de leur existence de pâtres nomades ; d’autres avaient subi tel évènement qui pour eux était un grand malheur : celui-ci avait perdu vingt rennes dans une épidémie, celui-là avait vu les frêles piliers de son stabur s’écrouler sous le poids de la neige. Je regrettai de ne pas