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ESSAI SUR LE DRAME FANTASTIQUE.

vin d’un broc débouché, je brûlerais sans bruit, comme la poudre sur un bassinet ouvert. Mais si l’on m’entraîne, chargé de fers, en Sibérie, les Lithuaniens, nos frères, se diront en me voyant passer : « Voilà ce noble sang, voilà notre jeunesse qui s’éteint ! Attends, infâme czar ! attends, Moscovite ! » Un homme comme moi, Thomas, se ferait pendre pour que tu restasses un moment de plus dans le monde ; un homme comme moi ne sert sa patrie que par sa mort. Je mourrais dix fois pour te faire ressusciter, toi ou le sombre poète Konrad, qui nous raconte l’avenir comme un bohémien. (À Konrad.) Je crois, puisque Thomas le dit, que tu es un grand poète ; je t’aime, car tu ressembles aussi à la bouteille : tu verses tes chants, tu inspires le sentiment, l’enthousiasme !… mais nous, nous buvons, nous sentons,… et toi, tu décrois, tu te dessèches. (À Thomas et à Konrad.) Vous savez que je vous aime ; mais on peut aimer sans pleurer. Allons, mes frères, plus de tristesse ; car, si je m’attendris une fois et si je me mets à larmoyer, alors plus de feu, plus de thé.
(Il fait le thé. — Un moment de silence.)

Jacob. — Quel long silence ! N’y a-t-il pas de nouvelles de la ville ?

Tous. — Des nouvelles !

Adolphe. — Jean est allé aujourd’hui à l’interrogatoire ; il est resté une heure en ville. Mais il est silencieux et triste, et, à en juger par sa mine, il n’a guère envie de parler.

Un des prisoniers. — Eh bien ! Jean, des nouvelles ?

Jean Sobolewski, tristement. — Rien de bon aujourd’hui… On a expédié vingt kibitka pour la Sibérie.

Jegota. — De qui ? des nôtres ?

Jean. — D’étudians de Samogitie.

Tous. — En Sibérie !

Jean. — Et en grande pompe ; il y avait affluence de spectateurs. Je demandai au caporal de m’arrêter un instant, il me l’accorda. Je me tins au loin, caché entre les colonnes de l’église. On disait la messe ; le peuple affluait de toutes parts. Soudain il s’élance à flots vers la porte, puis vers la prison voisine. Seul, je restai sous le portique, et l’église devint si déserte que, dans le lointain, j’entrevoyais le prêtre tenant le calice à la main, et l’enfant de chœur avec sa sonnette. Le peuple ceignait la prison d’un rempart immobile ; les troupes en armes, les tambours en tête, se tenaient sur deux rangs comme pour une grande cérémonie ; au milieu d’elles étaient les kibitka. Je lance un regard furtif, et j’aperçois l’officier de police s’avancer à cheval. Sa figure était celle d’un grand homme conduisant un grand triomphe… oui… le triomphe du czar du Nord, vainqueur de jeunes enfans ! Au roulement du tambour, on ouvre les portes de l’hôtel-de-ville… ils sortent… Chaque prisonnier avait près de lui une sentinelle, la baïonnette au fusil. Pauvres enfans !… ils avaient tous, comme des recrues, la tête rasée, les fers aux pieds !… Le plus jeune, âgé de dix ans, se plaignait de ne pouvoir soulever ses chaînes et montrait ses pieds nus et ensanglantés. L’officier de police passe, demande le motif de ces plaintes… L’officier de police, homme plein d’humanité, examine lui-