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ESSAI SUR LE DRAME FANTASTIQUE.

d’outrager ceux qui travaillent à ton émancipation ? Entraîné malgré toi par une loi divine, tu recueilles à ton insu les bienfaits que de grands cœurs et de grandes intelligences ont semés sur ton chemin ; mais tu ignores la reconnaissance et le respect que tu leur dois. Condamné à être ta propre dupe, tu te nourris de ces bienfaits du génie, mais en continuant de blasphémer contre lui et de répéter, à l’instigation de tes ennemis, les amères accusations qui portent sur la vie privée de tes libérateurs. Que savent aujourd’hui de Jean-Jacques les enfans du peuple ? Qu’il mettait ses enfans à l’hôpital. Ceci est une grande faute sans doute ; mais la grande révolution française, qui a commencé leur émancipation, savent-ils, les enfans du peuple, que c’est à Jean-Jacques qu’ils la doivent ? De même pour Byron ; la plèbe des lettrés sait fort bien que le poète avait dissipé les biens de sa femme, qu’il était puérilement humilié de sa claudication, qu’il s’irritait immodérément des critiques absurdes, et c’est beaucoup quand elle n’accueille pas ces accusations de meurtre que les ennemis de Byron se plaisaient à répandre, et que le grand Goethe lui-même répétait avec une certaine complaisance. En toutes occasions, les contemporains s’emparent avidement de la dépouille des victimes qu’ils viennent de frapper ; ils examinent pièce à pièce ces trophées dont ils étaient jaloux et dont il leur est facile de nier l’éclat quand ils les ont traînés dans la poussière. Semblable à ces anatomistes qui disent en essuyant leur scalpel : — Nous avons cherché sur ce cadavre le siége de l’ame, et nous ne l’avons pas trouvé ; donc cet homme n’était que matière, — le vulgaire dit en se partageant des lambeaux de vêtement : Ce grand homme n’était pas d’une autre taille que nous, il connaissait, comme nous, la vanité, la colère ; il avait toutes nos petites passions. « Il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre. » Le vulgaire a raison, les laquais ne peuvent apprécier dans le grand homme que ce que le grand homme a de misérable ; mais les nobles passions, les inspirations sublimes, les mystérieuses douleurs de l’intelligence divine comprimée dans l’étroite et dure prison de la vie humaine, ce sont là des énigmes pour les esprits grossiers. Rien, d’ailleurs, ne s’oppose à la publicité de ces misères du foyer domestique ; tout y aide au contraire, et, dans le même jour, mille voix diffamatoires s’élèvent pour les promulguer, cent mille oreilles, avides de scandales, s’ouvrent pour les accueillir. Mais une pensée neuve, hardie, généreuse, bien qu’émise par la voix irréfrénable de la presse, combien lui faut-il d’années pour se populariser ? Les préjugés, les haines, le fanatisme, toutes les mauvaises