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ESSAI SUR LE DRAME FANTASTIQUE.

ment que Spinosa et Goethe ; il ne matérialise pas la pensée divine, il spiritualise, au contraire, la création matérielle. Lui aussi reconnaît ses frères dans le buisson tranquille, dans l’air, dans les eaux ; mais ce n’est pas en s’annihilant au niveau de la matière, ce n’est pas en abjurant l’immortalité de sa pensée pour fraterniser dans un désespoir résigné avec les élémens grossiers de la vie physique. Au contraire, Manfred, à la manière des païens pythagoriciens, prête du moins une vie divine aux muettes beautés de la nature, ou leur attribue une intelligence supérieure à celle de l’homme. Il évoque les fées dans la blancheur immaculée des neiges et dans la vapeur irisée des cataractes. Au son de la flûte des montagnes, il s’écrie : Ah ! que ne suis-je l’ame invisible d’un son délectable, une voix vivante, une jouissance incorporelle ! C’est que l’idéal qui manquait à Faust déborde dans Manfred ; c’est que le sentiment, la certitude de l’immortalité de l’esprit le transportent sans cesse du monde évident au monde abstrait.

Je ne pense pas que personne vienne faire ici la grossière objection que ce fantastique de Manfred est un jeu d’esprit, un caprice de l’imagination, et que Byron n’a jamais cru à la fée du Mont-Blanc, au palais d’Ahriman, à l’évocation d’Éros et d’Anteros, etc. Chacun sait, de reste, que dans la poésie fantastique toutes ces figures sont de libres allégories. Mais, dans le choix et l’action de ces allégories, la portée de l’idéal du poète se révèle clairement. Où Faust ne rencontre que sorciers montés sur des boucs et des escargots, que monstres rampans et venimeux, laides et grotesques visions d’une mémoire délirante, obsédée de la laideur des vices humains, Manfred rencontre sur la montagne de beaux génies sur le front calme et pur desquels se reflète l’immortalité. C’est-à-dire qu’Éros, le principe du bien, la pensée d’amour et d’harmonie dont l’univers est la manifestation, apparaît à Manfred à travers la beauté des choses visibles ; tandis qu’Anteros, l’esprit de haine et d’oubli, c’est-à-dire la muette indifférence d’une loi physique, qui n’a pour cause et pour but que sa propre existence et sa propre durée, apparaît à Faust à travers la bizarrerie, le désordre et l’effroi de la vie universelle. Le fantastique de Faust est donc le désordre et le hasard aveugles, celui de Manfred la sagesse et la beauté divines.

Voilà pourquoi Byron, moins artiste que Goethe, c’est-à-dire moins habile, moins correct, moins logique à beaucoup d’égards, me semble beaucoup plus poète que lui, et beaucoup plus religieux que la plupart de nos poètes spiritualistes modernes. — Et même,